Ça m’énerve. ça me rend folle. Ça fait maintenant 6 ans que je suis à mon compte. Sur le papier, je suis au régime micro BNC, on a connu plus glamour. Dans la réalité c’est pas toujours sexy non plus, faut quand même avoir un minimum les pieds sur terre et être disciplinée, on est loin des batifolages insouciants qu’on s’imagine naïvement quand on parle de « vie d’artiste ».
On ne peut pas dire que je sois exactement disciplinée, doux euphémisme, mais j’ai une putain de bonne étoile qui me sauve in extremis à chaque fois de la banqueroute. Elle doit être très grosse et très compétente cette étoile, vus à quels rigolos j’ai à faire parfois.
Je ne sais que dessiner, c’est mon malheur. Si j’avais le choix, croyez moi, je ferais du pain ou de la plomberie. Pourquoi ? Parce que t’en entends beaucoup, toi, des connards qui exigent qu’un boulanger donne sa baguette, en souriant et sans riposter ? T’en connais beaucoup des petits rigolos qui disent au plombier « tu fais ça pour le plaisir, non ? ».
Oui, dit comme ça c’est ahurissant.
Mais bizarrement, dans le dessin, ça n’offusque personne, même pas les auteurs. Je trouve ça fou, d’avoir réussi à inverser le propos quand il s’agit de dessin (j’imagine que c’est aussi valable pour la musique, ou le théâtre, ou tout ce qui est dit « culturel » ce que je dis là*). De retourner comme une chaussette l’argument pour arriver à accepter et faire accepter au pire la gratuité, et au mieux la rémunération réduite à peau de chagrin. Et le mot magique pour arriver à ce petit miracle c’est « PUBLICITÉ ».
Tiens, mate : « tiens tu nous fais un super dessin pour une affiche géante en quadri pour ce soir ? On a pas de sous, mais ça te fera une putain de pub, mec !
-oh oui, super, je m’y mets tout de suite sans attendre, la pub, c’est ce qui me manquait pour que ça décolle enfin ! ». INCROYABLE ! ça marche !
Sinon, t’as aussi les DIY qui te disent tu me files ton dessin ou alors t’es pas cool.
Nan, je suis pas cool, j’ai un loyer à payer. Je serais cool quand tout le monde le sera, mais tant que ça fonctionne comme ça, je ne lâcherai rien.
BANDE DE CONS. Là, je m’adresse aux abrutis qui acceptent ce deal. Je ne m’adresse pas au mec qui le propose. Après tout, il est assez malin pour faire perdurer le système, dans lequel l’auteur a l’air de tellement se plaire, puisqu’il ne dit jamais rien et que ça fait des années que ça dure. Mais merde ! Et le 31, quand tu te demandes avec quoi tu vas encore assaisonner les nouilles que t’as bouffé tout le mois durant, ils sont où les effets de cette pub ? Est-ce que cette pub de merde t’a permis de décrocher un boulot correctement payé ? Je te donne en mille : que dalle, nada, niet, compte la dessus et bois de l’eau, t’as vu la vierge à poil ou quoi ? Tout ce que tu as eu, c’est une flopée de connards qui te disent que c’est super ce que tu fais, qui sont persuadés que tu gagnes des milles et des cents avec ton dessin et qui veulent te faire bosser gratos ? pour te faire de la pub?. Et si tu refuses, tu deviens d’un coup un vendu. Tu l’as dans le cul, et bien profond.
Tout l’art d’inverser les rôles pour mieux te faire avaler -et parfois même revendiquer- ce mythe de l’artiste maudit.
Remarque, on veut nous le faire avaler par tous les moyens, ce mythe. Après tout ça ne s’arrête pas au client récalcitrant, ça s’étend à la société (française, du moins) toute entière. Chercher un appart, ouvrir un compte, je parle même pas d’obtenir un prêt ou une quelconque aide, ça vire au n’importe quoi quand tu dis que tu dessines pour gagner ta vie. Ah oui, hin, t’as voulu faire des mickeys, petit con ? Bah tu vas le payer, et cher.
Non, ce n’est pas de l’intermittence, comme j’ai pu l’entendre, non, tu ne touches rien en chômage, donc pas de pause, et l’urgence quasi constante de trouver le plan qui te fera bouffer le mois prochain. Et dans ces conditions, c’est très difficile, voire impossible, de développer des projets, les échéances sont trop courtes, le métier trop peu rémunérateur, ses conditions incroyablement moyenâgeuses. Ou extrêmement modernes, comme le veut le libéralisme galopant.
Une idée ne nait pas toute seule par l’opération miraculeuse du saint esprit, est-il besoin de le rappeler ? Si on n’a pas le temps de laisser son esprit travailler seul, en laissant un peu la main de côté, y’a de fortes chances de retomber éternellement dans les même gimmicks, de perdre une quelconque réflexion, de produire pour produire, et finir par perdre tout le sel de la création, le risque. Le propos s’appauvrit, faute de temps, le temps de la réflexion, le temps de mûrir une idée, le temps de la creuser. Le temps de lui donner une autre dimension, ça a un prix, un prix que personne ne veut payer. Cette problématique avait été abordée pendant le passage de la réforme de l’intermittence, un débat vite avorté, après tout la culture est une économie, tout le monde s’entend là dessus et personne ne pense à le remettre en question, et il faut qu’elle soit rentable. Il faut produire constamment, pas le temps de penser, ou alors c’est payer les gens à rien foutre.
Alors quoi ?
On est sous-payés (quand on est payés) et la solidarité n’existe pas pour pallier à ce défaut et permettre l’émergence de nouveaux projets… c’est quoi ça ? Une volonté de voir la réflexion disparaitre au profit du vilain produit culturel ? J’en ai peur, ça ne va pas en s’arrangeant. Les intermittents voient disparaître leurs droits sous des prétextes fallacieux, j’imagine qu’il est hors de question d’essayer de l’étendre aux autres domaines… Et pourquoi pas, je vous le demande ?
Merde, quoi, de grandes avancées sociales se sont pourtant faites, pourquoi est-ce qu’aujourd’hui on ne peut plus espérer de tels bouleversements ? Je parle de ma situation parce que je la connais bien, mais on voit partout le recul des droits, ça « grogne », entend on régulièrement, mais sans aller au delà, des grèves, qui ne changent rien, des manifs qui passent inaperçues. Nous avons perdu tout espoir de croire que ça peut changer vraiment, parce qu’on s’est appliqué à bien nous séparer. Tellement bien que nous ne voyons que notre propre merdier, en croyant qu’il est toujours pire que celui du voisin, sans voir que tous ces petits merdiers n’en font qu’un seul gros. La reine dans cette grosse ruche.
Et qu’en plus, on culpabilise de ce merdier là, comme si on en était responsables.
D’autres textes et articles sur le même propos (merci à Zia) ici et là.
Tanxxx
* Et aujourd’hui, pour faire avaler les sous-contrats, les sous-payes, les sous-conditions de travail, on te balance à la gueule que tu as déjà bien du bol, d’avoir la chance de travailler. Et imagine un peu, y’a même des pays où ils ont pas de quoi à manger ! l’argument du « y’a pire », justement, y’a pas pire pour faire avaler des couleuvres. Il faudra attendre qu’on en soit réduits à l’esclavage pour être en droit de dire quelque chose ?
Je ne sais que dessiner, c’est mon malheur. Si j’avais le choix, croyez moi, je ferais du pain ou de la plomberie. Pourquoi ? Parce que t’en entends beaucoup, toi, des connards qui exigent qu’un boulanger donne sa baguette, en souriant et sans riposter ? T’en connais beaucoup des petits rigolos qui disent au plombier « tu fais ça pour le plaisir, non ? ».
Oui, dit comme ça c’est ahurissant.
Mais bizarrement, dans le dessin, ça n’offusque personne, même pas les auteurs. Je trouve ça fou, d’avoir réussi à inverser le propos quand il s’agit de dessin (j’imagine que c’est aussi valable pour la musique, ou le théâtre, ou tout ce qui est dit « culturel » ce que je dis là*). De retourner comme une chaussette l’argument pour arriver à accepter et faire accepter au pire la gratuité, et au mieux la rémunération réduite à peau de chagrin. Et le mot magique pour arriver à ce petit miracle c’est « PUBLICITÉ ».
Tiens, mate : « tiens tu nous fais un super dessin pour une affiche géante en quadri pour ce soir ? On a pas de sous, mais ça te fera une putain de pub, mec !
-oh oui, super, je m’y mets tout de suite sans attendre, la pub, c’est ce qui me manquait pour que ça décolle enfin ! ». INCROYABLE ! ça marche !
Sinon, t’as aussi les DIY qui te disent tu me files ton dessin ou alors t’es pas cool.
Nan, je suis pas cool, j’ai un loyer à payer. Je serais cool quand tout le monde le sera, mais tant que ça fonctionne comme ça, je ne lâcherai rien.
BANDE DE CONS. Là, je m’adresse aux abrutis qui acceptent ce deal. Je ne m’adresse pas au mec qui le propose. Après tout, il est assez malin pour faire perdurer le système, dans lequel l’auteur a l’air de tellement se plaire, puisqu’il ne dit jamais rien et que ça fait des années que ça dure. Mais merde ! Et le 31, quand tu te demandes avec quoi tu vas encore assaisonner les nouilles que t’as bouffé tout le mois durant, ils sont où les effets de cette pub ? Est-ce que cette pub de merde t’a permis de décrocher un boulot correctement payé ? Je te donne en mille : que dalle, nada, niet, compte la dessus et bois de l’eau, t’as vu la vierge à poil ou quoi ? Tout ce que tu as eu, c’est une flopée de connards qui te disent que c’est super ce que tu fais, qui sont persuadés que tu gagnes des milles et des cents avec ton dessin et qui veulent te faire bosser gratos ? pour te faire de la pub?. Et si tu refuses, tu deviens d’un coup un vendu. Tu l’as dans le cul, et bien profond.
Tout l’art d’inverser les rôles pour mieux te faire avaler -et parfois même revendiquer- ce mythe de l’artiste maudit.
Remarque, on veut nous le faire avaler par tous les moyens, ce mythe. Après tout ça ne s’arrête pas au client récalcitrant, ça s’étend à la société (française, du moins) toute entière. Chercher un appart, ouvrir un compte, je parle même pas d’obtenir un prêt ou une quelconque aide, ça vire au n’importe quoi quand tu dis que tu dessines pour gagner ta vie. Ah oui, hin, t’as voulu faire des mickeys, petit con ? Bah tu vas le payer, et cher.
Non, ce n’est pas de l’intermittence, comme j’ai pu l’entendre, non, tu ne touches rien en chômage, donc pas de pause, et l’urgence quasi constante de trouver le plan qui te fera bouffer le mois prochain. Et dans ces conditions, c’est très difficile, voire impossible, de développer des projets, les échéances sont trop courtes, le métier trop peu rémunérateur, ses conditions incroyablement moyenâgeuses. Ou extrêmement modernes, comme le veut le libéralisme galopant.
Une idée ne nait pas toute seule par l’opération miraculeuse du saint esprit, est-il besoin de le rappeler ? Si on n’a pas le temps de laisser son esprit travailler seul, en laissant un peu la main de côté, y’a de fortes chances de retomber éternellement dans les même gimmicks, de perdre une quelconque réflexion, de produire pour produire, et finir par perdre tout le sel de la création, le risque. Le propos s’appauvrit, faute de temps, le temps de la réflexion, le temps de mûrir une idée, le temps de la creuser. Le temps de lui donner une autre dimension, ça a un prix, un prix que personne ne veut payer. Cette problématique avait été abordée pendant le passage de la réforme de l’intermittence, un débat vite avorté, après tout la culture est une économie, tout le monde s’entend là dessus et personne ne pense à le remettre en question, et il faut qu’elle soit rentable. Il faut produire constamment, pas le temps de penser, ou alors c’est payer les gens à rien foutre.
Alors quoi ?
On est sous-payés (quand on est payés) et la solidarité n’existe pas pour pallier à ce défaut et permettre l’émergence de nouveaux projets… c’est quoi ça ? Une volonté de voir la réflexion disparaitre au profit du vilain produit culturel ? J’en ai peur, ça ne va pas en s’arrangeant. Les intermittents voient disparaître leurs droits sous des prétextes fallacieux, j’imagine qu’il est hors de question d’essayer de l’étendre aux autres domaines… Et pourquoi pas, je vous le demande ?
Merde, quoi, de grandes avancées sociales se sont pourtant faites, pourquoi est-ce qu’aujourd’hui on ne peut plus espérer de tels bouleversements ? Je parle de ma situation parce que je la connais bien, mais on voit partout le recul des droits, ça « grogne », entend on régulièrement, mais sans aller au delà, des grèves, qui ne changent rien, des manifs qui passent inaperçues. Nous avons perdu tout espoir de croire que ça peut changer vraiment, parce qu’on s’est appliqué à bien nous séparer. Tellement bien que nous ne voyons que notre propre merdier, en croyant qu’il est toujours pire que celui du voisin, sans voir que tous ces petits merdiers n’en font qu’un seul gros. La reine dans cette grosse ruche.
Et qu’en plus, on culpabilise de ce merdier là, comme si on en était responsables.
D’autres textes et articles sur le même propos (merci à Zia) ici et là.
Tanxxx
* Et aujourd’hui, pour faire avaler les sous-contrats, les sous-payes, les sous-conditions de travail, on te balance à la gueule que tu as déjà bien du bol, d’avoir la chance de travailler. Et imagine un peu, y’a même des pays où ils ont pas de quoi à manger ! l’argument du « y’a pire », justement, y’a pas pire pour faire avaler des couleuvres. Il faudra attendre qu’on en soit réduits à l’esclavage pour être en droit de dire quelque chose ?