jeudi 25 février 2016

La mousseline de carotte

Chaque jour la même envie pèse : ne pas aller au taf. Laisser tomber. Ne plus y foutre les pieds. Du jour au lendemain. Pur plaisir d'intérimaire qui rend la monnaie de sa pièce au planning délivré après 16h30, la veille pour le lendemain. "Rappelle dans 10 minutes" s'entend-on dire parfois. On essaye de nous faire croire que ce n'est pas encore prêt. À croire que c'est une organisation digne d'une conférence internationale. Envoyer toute cette attente bouler. Ne plus avoir à prévenir une semaine à l'avance que tel jour j'ai autre chose à foutre et que je ne serai pas *disponible*. Ne plus avoir à soutenir les demandes de levée de ces "indispo". Oui, parce que parfois on vient nous demander d'en lever une. On a besoin de nous. Non non. J'ai intégré un mensonge: c'est moi qui ai besoin d'un taf. Je suis "besoiné/e" d'avoir un taf. Refuser d'entendre que c'est mon employeur qui a besoin de moi est un plaisir pervers de personne contrainte.

Ce qui me pousse à finalement partir chaque jour, à l'heure, pour m'installer à l'heure, et commencer à l'heure, c'est évidemment le besoin créé par le monde extérieur d'avoir du fric. Et plus encore, en ce qui me concerne, la sécu, le statut donné par le taf. Vivre avec peu de fric, je sais faire. Donne moi une ceinture, j'y perce des trous pour la serrer jusqu'à l'asphyxie. Mais les changements de régime, entre CPAM, CMU, mutuelle etc... Ça... Je ne veux plus. Aller mendier mes droits, justifier chaque minute de ma vie, chaque euro perçu, impossible. Soutenir le regard des autres quand on répond à la fatidique question : "et toi tu fais quoi ?". Je ne peux plus. Avant j'étais artiste, on me demandait ce que je faisais pour gagner ma vie. Aujourd'hui je suis intérimaire, on me demande ce que je fais en dehors. Les gens sont fous et acceptent cette folie, incohérence de l'injonction à travailler pour vivre et du mal vivre conséquent que trop ressentent. Flagellation de celui/celle qui se saoule pour se lever le lendemain, de celui/celle qui gobe des médocs pour s'endormir le soir, de celui/celle qui bosse trop pour ne plus penser qu'il bosse. Tout le monde est coupable sauf ceux qui nous imposent tout ça. La critique des puissants et du système qui les crée et les soutient passe trop souvent pour une vieille lune démodée. "Il en faut". "Ils l'ont mérité". "C'est normal qu'il y en ait qui réussissent mieux que d'autres". Acceptation quasi générale d'un mode de vie qui nous bouffe. Et au bout du bâton quelques paillettes de carotte lyophilisée, une mauvaise purée sèche qui continue malgré tout de nous faire vaguement avancer, par habitude. Ne pas se leurrer, la carotte a bel et bien disparu et le but au final, c'est qu'on avance en suivant une ficelle vide, le souvenir de la carotte suffisant. Souvenir d'une retraite, d'une sécu, d'un droit au chômage, souvenir de salarié/es qui s'achetaient une maison, souvenir de salarié/es qui pouvaient payer des études à leurs mioches et espérer que ce serait plus facile pour eux. Souvenirs communs d'un bien tout aussi commun à reconquérir à défaut d'avoir assez à défendre ?

L.

*avant d'envoyer ce texte j'ai été parcourir le blog, toujours inquiet/e de brasser de l'air et de n'avoir rien à dire de pertinent. Et je suis tombé/e sur un texte oublié, pondu il y a cinq ans, avec les mêmes doutes, la même conscience de la peur collective qui nous anime, nous anesthésie aussi. Le chien qui se mord la queue fait du surplace. Voilà voilà.*