Il est arrivé à 8h10 ce matin, le nouveau stagiaire. Il s'est sapé classe, avec une chemise repassée et des chaussures de ville, bien rasé. Ça fait toujours drôle chez un mec de 20 piges; il m'a donné envie de sourire. D'ailleurs je ne me suis pas privée. Comme j'étais la seule déjà arrivée ce matin, j'ai dû prendre des initiatives.
J'ai entendu un bruit de couloir hier sur son arrivée, c'est déjà ça.
« -Je crois qu'y a un stagiaire de l'IUT qui arrive demain.
-Non?!!! Mais où on va le mettre?
-Y'a encore de la place dans les WC, à côté des boîtes d'archives.
Faut préciser que les bureaux de ma boîte sont dans un minuscule T4 pour une dizaine d'employés – un bureau pour boss n°1, un bureau pour boss n°2, et deux pièces pour les 7 autres. Et donc, il y a réellement les archives dans les WC. C'est même la pièce la plus spacieuse.
Les chefs étant on ne sait où, on en est restés là concernant le stagiaire, inch'allah. Et me voilà ce matin en free style avec le téléphone qui sonne déjà toutes les 3 minutes.
Après le café de bienvenue – ça m'a paru l'entrée en matière normale dans ce genre de cas – je l'installe au poste d'un collègue qui est en déplacement aujourd'hui. Je lui assigne une petite tâche bureautique pas bien compliquée en attendant plus de directives, et je file sur mes dossiers brûlants.
Les collègues défilent un à un, à peine bonjour et tête dans le guidon. Je sens que celui qui est devenu par la force des choses MON stagiaire commence à se tortiller dans son petit futal noir. Je décide que la situation a assez duré, et compose le numéro archi-connu du boss. « J'arrive », il me lance. J'entends derrière le ronron du 4x4 et la pouffe du GPS. Le voilà, arrivée fracassante comme à son habitude: porte ouverte à la volée, marches 4 à 4, en gueulant dans son téléphone.
Je sais pas pourquoi, mais je pressens un grand jour.
Une demi-heure plus tard, il est toujours pas sorti de son bureau. Je toque et entre, me force à dire bonjour en souriant un peu, et lui rappelle l'arrivée d'Antoine – de son petit nom. Enfin il descend dans la fosse, lance un grand salut à la cantonnade et salue l'Antoine d'un ton très camarade, même galère, etc. Il le lance à dessiner les réseaux d'un immeuble -c'est ça que fait la boîte où je travaille- sans rien lui expliquer ou presque, se barre aussi vite qu'il est arrivé, et évidemment tout ça est urgent.
C'est pas évident de dessiner les réseaux d'un immeuble, même sorti d'un IUT on n'a pas vraiment idée. Il faut pas mal de temps et d'erreurs... C'est à ça que ça sert un stage... Donc voilà le stagiaire parti à improviser comme il peut. Je passe pas mal de temps à tenter de décortiquer la tâche en morceaux plus digestes; mais c'est vraiment compliqué, ça n'avance pas bien fort. Il y a tellement à apprendre.
Le boss repasse après manger, la gueule avinée; il commence à lui chercher des poux, commence à dire, c'est pourtant pas compliqué... Il lui prend la souris des mains, s'énerve devant la lenteur du débutant, son incompréhension.Il sous-entend lourdement que c'est très simple et que si Antoine n'y arrive pas, c'est qu'il n'est qu'une sous-merde. Le ton monte, le stagiaire cherche à répliquer. Mais les forces ne sont pas égales... Notre boss est un vieux baroudeur de réunions de chantiers, tour à tour jovial, brutal, gouailleur, fonceur. Je commence à bien le connaître, lui et ses coups de gueule légendaires.
Je suis impressionnée de voir le stagiaire se rebiffer.
Comment?
Estimerait-il qu'il a le droit de ne pas baisser les yeux, se taire et tout recommencer sans mieux comprendre pour autant?
Où a-t-il bien pu apprendre une chose pareille?
Antoine menace de prendre son sac et de se barrer. Réplique.
« Soit tu te sors les doigts du cul et tu me finis ça, c'est quand même pas compliqué, soit tu te casses, j'en ai rien à branler, jsuis pas ton père!!! ». Tout ça en gueulant évidemment.
Bon, là c'est trop, personne n'intervient. Ca, c'est encore pour ma pomme.
« -Oh mais tu vas arrêter de gueuler comme ça? », je lui balance, au grand méchant loup.
Un peu déstabilisé – pas l'habitude de se faire remettre à sa place par une femme- il lâche du lest. Assez pour qu'Antoine se taille en bonne et dûe forme. Je m'inquiète pas pour lui, il trouvera un autre stage, ce sera pas plus mal.
Dans mon élan, j'en rajoute une couche, c'est pas tous les jours.
« -C'est pas normal que tu parles comme ça à un stagiaire! »
Ses yeux s'exorbitent. J'ai peur. Il prend son inspiration.
« -JE PARLE COMME JE VEUX!!! »
(un peu faible, non?)
« -On peut pas bosser dans ces conditions. ».Pas faux, tout le monde gobe.
Retraite du lion dans sa grotte. Je tremble. Bon sang, quelle héroïne je fais. Il est 5heures30, je file, et dans le bus j'écoute Daniel Mermet qui me fait rêver d'en devenir une vraie...
Héroïne en CDI