samedi 28 mars 2015

Ces petites choses

J'ai 21 ans et je me réveille peu à peu.
Environ 18 ans passés sans connaître la précarité, ou juste de loin à travers les histoires de parents d'élèves de mon père et ma mère, à travers des potes. Fonctionnaires de l'Education Nationale, la chance, tout ça.
Mais déjà le capital culturel et social qui ne suit pas, isolés en cambrousse pendant qu'au lycée on bouge déjà beaucoup. Violence plus forte en prépa littéraire, je ne connais rien mais j'ai la chance d'avoir Internet, des potes et des livres pour combler mon retard.
Petite phrase de prof que j'entends encore, « moi tous les étés je travaillais pour payer mes études ». Qu'est-ce que vous croyez ?
Premiers petits boulots à 19 ans, une sacrée chance et j'en suis consciente. Un jour d'usine, la sensation de n'être qu'un pion, de devenir un légume pendant que mes mains travaillent automatiquement. Pas d'explications, pas de respect des horaires. Je travaille en intérim, comme la majorité des jeunes présentes, surtout des femmes. J'ai la chance de pouvoir travailler ailleurs et j'ai honte des dessous de l'industrie capitaliste.
Nouveau cursus, nouveau boulot à Paris. Classe moyenne aisée mais la majorité des étudiants a un petit boulot à côté, étrange sensation quand le prof de socio nous parle de voyage social et de ne pas rester dans son milieu. Certains feraient en effet bien d'en prendre note, mais nous faisons tous baisser le niveau économique de cette fac de bourgeois, publique cependant. Petit jeu du chargé de TD de socio qui fait des statistiques avec nos profils sociaux. A la question des priorités, plus de réponses en faveur de l'égalité homme-femme que pour la sauvegarde de la Sécurité Sociale. Sans être à fond dans le culte à l'Etat providence et assez marquée par les blogs féministes, j'enrage de la hiérarchisation maladroite. Pas de féminisme sans lutte des classes, mais qu'en pensent réellement mes camarades majoritairement non-boursiers  ?
Au boulot, c'est évidemment le smic, à nouveau l'irruption dans un monde professionnel que je ne connais pas du tout, la nécessité de travailler vite, très vite. Les clients sont parfois des gros cons. J'enchaîne les erreurs par le stress, auquel se rajoute la peur de ne pas retrouver d'autre travail concordant avec mes horaires. Je ne suis pourtant pas encore dépendante d'un salaire, mais je vois la baisse des revenus, le déclassement social arriver à grands pas avec la mort de mon père qui survient deux mois et demi après m'être faite virée pendant la période d'essai. Sentiment d'être une personne jetable, irrespect total de la patronne à mon égard quand je viens lui rendre son tablier, qui me menace de me facturer 10 euros le repassage. Elle qui me prévient la veille par sms que je ne travaillerai pas le lendemain.

J'ai bien conscience de la chance que j'ai. A lire de plus en plus de témoignages, de reportages sur les caissières, sur Amazon, sur les blogs, à toujours ouvrir un peu plus les yeux sur la précarité ambiante, j'ai cette chance de pouvoir faire des études longues, de ne pas trop angoisser pour l'avenir malgré l'instabilité du métier que je vise. J'ai de la chance de pouvoir penser que je peux éviter Macdo pour faire un job un peu moins soumis aux cadences et managers inhumains. J'ai de la chance de pouvoir lire, d'avoir le temps pour ces textes qui dénoncent et s'indignent. J'ai conscience de mes privilèges et je ne demande pas de cookies. J'espère que mon métier pourra me faire agir en faveur des oppressés par le salaire de la peur.

En attendant j'observe les salons des parents des gosses que je garde pour plus que le smic. J'observe la mise en scène des revues sur la table basse, du kamasutra caché dans les toilettes à côté de la Bible et des souvenirs de voyages à l'autre bout du monde. J'observe les mômes parisiens et les activités que ceux des familles de l'arrondissement d'à côté ne pourront pas payer aux leurs. Et toutes ces petites choses écoeurantes.