samedi 5 septembre 2015

"Lutte bien ordonnée, commence par soi même"

Quand j’étais petite, j’ai vu mon père sur France 3, parler au micro de la grève que ses collègues et lui menaient depuis plusieurs semaines contre la fermeture de l’usine. Je m’en rappelle, la journaliste était minus et lui immense, elle tenait le micro trop bas et ma sœur et moi, pas peu fières quand même, on se marrait parce qu’il devait plier les genoux. Depuis qu’on est mômes, on regarde nos parents faire grève, rentrer tard à cause des AG, fabriquer des banderoles. On connaît l’histoire.

En 2009, quand j’ai commencé le travail social, après 6 ans de galère, d’intérim, de CDD, j’avais déjà bien la haine. Mais à partir de 2011, j’étais sure que tout ça était derrière moi : je bossais dans une grande association, en faveur des étrangers, j’étais en CDI, il y avait plusieurs syndicats, un CHSCT, nickel.

Et puis, ils ont refait le foyer : un gros projet, plusieurs millions d’euros avec des partenaires importants, l’État, la mairie de Paris, l’asso. Le responsable de l’époque nous a vaguement informées, ma collègue et moi, que nos toilettes allaient provisoirement être indisponibles. Bonnes poires, on a commencé à aller au café du coin, en souriant. Sauf que fallait parcourir le foyer, sortir, traverser la rue et qu’entre temps, il y avait toujours un résident pour nous choper, liasse de documents CAF à la main, et la moindre pause-pipi prenait facile 15 minutes.

Des semaines plus tard, premières infections urinaires à force de se retenir. Première dizaine de mails (soigneusement conservés) rédigés chacune son tour, à nos différents responsables, au N + 1, + 2, + 10, + 15. Premières humiliations aussi : on nous répondait qu’il n’y avait rien à faire, juste attendre la fin des travaux (dans 18 mois), les chefs plaisantaient que « nous les filles », on avait une petite vessie – sans penser que petite ou pas, d’façon, y avait moyen de pisser nulle part.

Alors y a eu la bassine. La bassine violette, celle qui servait pour la vaisselle du petit déjeuner. On l’a mise – je ne sais plus laquelle de nous a eu l’idée – dans le placard attenant au bureau, entre les boites d’archives. Et on s’est mises à baisser nos culottes et à faire pipi là, dans le noir – oui, il y avait pas de lumière non plus, juste le bloc vert de sortie de secours, tant qu’à faire. Après, on prenait notre bassine, on la vidait dans l’évier, on la nettoyait, on la remettait à sa place, on reprenait le boulot, un peu écœurées, toujours humiliées. Mais on le faisait. Les personnes dont on s’occupait, à qui on trouvait des colis alimentaires, qu’on aidait à obtenir une couverture sociale, le renouvellement de leurs papiers, une infirmière ou une place en hôpital psy, ils avaient d’autres problèmes, du genre qu’ils ne pouvaient pas résoudre tous seuls.

On relativisait. On en parlait. On en riait, par dépit. On a vite compris que nos postes étant subventionnés par l’État, qui avait craché le budget de l’année en janvier, on n’avait aucun levier sur l’association. Zéro.

Médiatiser l’affaire (nos conditions de travail et par extension, les conditions de vie des résidents du foyer, soumis au bruit incessant des étages en béton qu’on scie, aux coupures d’eau et d’électricité de plusieurs jours, à la saleté, la poussière) ? Impossible, vu les thunes en jeu, la Mairie aurait surement fait fermer le foyer, dispatché les résidents officiels dans Paris, en laissant au passage, les sans-papiers et ceux qui ne sont pas sur le bail à la rue. On ne pouvait pas, décemment.
Faire grève ? Ils s’en fichent, ils ont déjà encaissé la thune, qu’on soit à nos postes ou pas, ça ne change rien. Sauf pour les résidents. Parce que eux, leurs galères, elles continuaient de tomber, un renouvellement de CMU refusé, un complément de RSA non versé, un minimum vieillesse en retard, plus rien dans le frigo, j’ai faim, t’as pas du pain de ce matin qui reste, mon fils voudrait venir en France pour m’aider parce que je suis vieux, j’y arrive plus, tu peux faire quelque chose, j’entends des voix, il y a un mercenaire derrière la porte, il vient la nuit, je deviens fou, appelle le médecin.

Bien sûr, on a prévenu toute la terre : l’inspection du travail (pas dispo, trop de taff, pas assez d’agents), le CHSCT, qui est venu faire une visite et de gentilles recommandations vaines en CE, les syndicats mais c’était embêtant vu qu’on n’avait pas notre carte et puis exercer en foyer, c’est dur, tout le monde le sait, y a pire que nous dans l’asso, donc bon.

Alors on restait, on pissait dans la bassine, on mettait des boules Quies pour travailler – super pratique dans le social – et on en distribuait aux résidents, on renvoyait des mails, encore, on allait bosser au café quand il n’y avait plus de courant, on baissait la tête dans le couloir pour éviter les fils électriques. Tout ça devenait normal. La routine. Des mois durant.

Finalement, après avoir souffert d’infections rénales, manqué de s’électrocuter et surtout après avoir reçu un beau chiotte de camping – cadeau du boss – à mettre dans le placard d’archives, on a prévenu la médecine du travail. Elle nous a mises en arrêt jusqu’au rétablissement de conditions légales. Ca ne changeait rien pour les résidents : la médecine du locataire immigré, ça n’existe pas. On est restées chacune chez nous, on passait des heures au téléphone, on essayait de bosser à distance, de gérer au moins les urgences. On culpabilisait. On se demandait si on n’en avait pas fait un peu trop, finalement. S’il ne fallait pas mieux revenir. Les mails du boss et des collègues, qui nous expliquaient à quel point les situations de certains résidents étaient critiques, n’aidaient pas.

Un jour, un résident, à qui on expliquait qu’il fallait se battre, se constituer en comité de luttes, faire grève des loyers, aller manifester au siège, nous a demandé ce qu’on faisait, nous, exactement. Et pourquoi on venait encore bosser, 9 heures 18 heures, tous les jours dans cette merde. Pourquoi on ne se mettait pas en grève. Pourquoi on n’agissait pas, puisqu’on était si malines.

Il avait raison. Mais comment faire quand la grève n’est pas un moyen de pression sur la hiérarchie ? Quand les seules victimes de notre lutte ne sont que les personnes qu’on doit justement aider ? Quand les responsables tirent sur la corde sensible de l’empathie ? Comptent sur notre engagement auprès des résidents, notre militantisme, même ? Il avait raison aussi sur autre chose : comment transmettre aux autres le gout de la lutte pour l’accès aux droits sans la mener pour nous-mêmes ? Bonnes questions.