samedi 5 novembre 2011

Attention jeu de cons !

Padawan précaire, je viens de parler d’un truc que tu connais super bien et qui peut te foutre encore plus dans la merde que tu ne l’es déjà (sisi, c’est possible) : la pression.
La pression c’est un truc que tu connais à peu près depuis toujours. Tout bébé déjà il était question de te faire taire et tenir sage alors que tu voulais juste un câlin…après ça a été objectif sagesse et résultats scolaires mirifiques…si t’es une fille fallait rajouter beauté et douceur au menu. C’est super, la pression. C’est un truc ça permet de te faire culpabiliser grave de chez grave de juste qui tu es, et de te faire obéir, sinon c’est pas compliqué on t’aimera pas. Si c’est pas la sanction suprême, ça, hein…

Tu l’as pas sentie, au début. Bah nan, c’est le principe quand on te fait un truc depuis toujours, tu le sens pas, ça fait partie de ta normalité. Pendant plus de dix huit années parfois, tu l’as pas sentie. Mais là, dans ta précarité, tu la sens bien, la pression, de mieux en mieux, même.

Elle débarque de partout, cette salope de chienne. T’as plus une minute de répit.

Dès que tu sors de chez toi elle t’assaille.

« Alors le boulot ? » fait le voisin, quand il ne t’attaque pas directement « et bin dites donc il est tard pour se lever, hein »…  « et c’est quand que tu bosses ? » fait le pseudo-pote que tu persistes à côtoyer au café sinon tu verras plus personne…  « faut en vouloir, ho, faut vous y mettre, hein ! » fait l’assistante sociale de la mairie du haut de son fonctionnariat…  « puisque vous ne travaillez pas venez donc à quinze heures » fait le toubib…  « mais oui continuez, racontez-moi vous allez me faire pleurer…mais je m’en fous faudra payer ! » dit l’huissier… « tu crois quand même pas que je vais t’aider à rester inactive comme ça ? » te balance ta mère en guise de soutien alors qu’elle vient de te coûter ta dernière mobicarte…

Plein la gueule pour pas un rond, et si par malheur tu t’effondres sur ton canapé devant une télé de lassitude fais bien gaffe à ne choisir que les chaînes pour enfant sinon ça va recommencer. « on est en droit d’attendre des nécessiteux qu’ils participent activement à la vie de la cité pour mériter notre aide », crache un ministre surpayé en regardant son temps de parole sur sa Rolex.

Au fond de toi, tu sais ce que tu vaux. Tu sais que ce n’est pas un choix, tu sais que tu as été désigné par le sort pour morfler parce qu’il faut que quelqu’un morfle, point barre, tu sais très bien que d’autres ont fait les mêmes choix que toi et ont aujourd’hui une toute autre situation, que d’autres encore ont fait largement pire dans le genre et sont super bien lotis. Tu sais que tu n’y es pour rien, que ce n’est pas une question de mérite, tu mérites autant que les autres, nom de dieu, il n’y a juste pas assez pour tout le monde parce que certains prennent la part des autres. Tu le sais.

Les autres d’ailleurs le savent aussi. Mais vu que ça ne les arrange pas parce que quand même ce sont eux qui bouffent ta part du gâteau social, ils ont plus intérêt à le nier et à te culpabiliser qu’à se regarder dans une glace et à se juger coupables qu’ils sont de complicité de crime contre toi.

Alors tu en prends plein la gueule. Partout. Tout le temps.

Au début tu es fort. Tu résistes. Tu as vu tes potes, tes camarades de classe, tes collocs, se faire pistonner sur un stage ou sur une embauche, tu as vu tes cousins se faire payer un cabinet d’exercice libéral et une clientèle, tu as vu un mec de ta fac se faire préférer à toi juste parce qu’il a des burnes là où tu as des ovaires, tu as vu un autre être choisi parce qu’il avait une bagnole, un troisième parce qu’il avait une adresse hors zup…tu sais pertinemment que le mérite la valeur humaine ou la compétence ne sont pas du tout en cause dans la réussite sociale. C’est d’ailleurs un tantinet énervant. Des fois même tu hurles : « bordel vos gueules bandes d’enfoirés !! ça n’a rien à voir avec du mérite ou du courage, putain ! vous les méritez pas plus que moi, vos places ! ». En général, là, on te diagnostique une dépression ou pire encore. C’est que ça dérange, tes cris, ho. L’essentiel est donc te faire taire.

Et puis le temps passe, et la pression demeure, persiste, signe et s’accentue, sa mère la pute de pression même.

Même l’instit du petit y va franco maintenant. L’autre jour elle t’a direct inscrit sur la liste des parents accompagnants de la sortie scolaire, sans même te prévenir. « ça me paraissait évident ! » qu’elle a dit.

Mouais.

Évident. Bah tiens. Évidemment, ce que t’es con aussi, au plus bas niveau de l’échelle sociale, tu ne peux plus même être libre de ton temps ou de tes décisions. Bin voyons. C’est que ça va te coûter chéro sa connerie, à l’instit, en prime. Tu vas devoir payer ton trajet de bus sur le lieu de la sortie. Elle se rend pas compte, elle, ce que c’est, un billet de RER banlieue zone 3. Cette semaine, y’aura pas de pain avec la soupe. Peut-être qu’avec des biscottes en guise de croûtons on y arrivera quand même.

Faut te méfier de la pression, padawan précaire.

C’est des coups à te foutre plus dans la merde encore, tu vois.

Mais bon c’est obligé que tu y cèdes, hein, à un moment ou un autre. Te culpabilise pas pour ça, on y est tous passés. C’est qu’elle est sacrément forte, la pression, aussi. Y résister c’est vraiment très difficile. Il faut, c’est une question de survie, mais c’est super dur. C’est pour ça qu’il faut s’unir et rester soudés dans la précarité, même juste avec un blog sur internet. Tout seul, tu tiendras pas, la pression te bouffera.

Moi la pression m’a eue à un moment. Pis bien, la vache de chienne.

Au début j’ai juste cédé sur le côté faignasse branleuse. C’est vrai, quoi, c’est salaud, comme insulte, aussi. On a envie de démentir. Alors j’ai signé pour tout ce qui passait. Tout.

Au début j’ai eu des heures de ménage dans un institut de beauté. Vi. Poils de cul des autres collés à la cire par terre, voilà. Le problème c’est qu’en plus d’être ragoûtant c’était en horaires décalés, pour pas gêner les clientes. Je gagnais le smic horaire, mais je devais payer une nounou au black. Bin oui, elle voulait pas niquer une place sur son agrément pour un mioche deux heures le soir… normal. Bilan je perdais de la thune. Mais j’étais moins vue comme une branleuse. A quel prix…

Après j’ai distribué les pubs en boîtes aux lettres. « c’est cool, à part que vous êtes dehors quand des fois il pleut, quoi » qu’elle disait, la conseillère en insertion…à part que c’est une tonne, je déconne pas, une tonne, de papier par jour à déliasser, trier, reliasser, porter, poser, reporter, poser, déposer. A part que ta bagnole elle peut pas gérer la charge, donc tu fais en deux ou trois fois. A part que tu te casses le dos, que tu casses ta bagnole, ce qui sera très utile pour ton avenir, et qu’en prime tes heures de travail sont calculées par un logiciel qui dit que t’es encore une fois une branleuse parce que ça devait faire 30 heures la semaine y’a aucune raison que t’en aies fait 50. C’est cool tu taffes t’es mieux vu. Très peu mieux, finalement. Pis tu le sens pas trop parce que t’es à l’hosto. Pour ton dos.

Le mieux que j’ai eu c’est commerciale chez les particuliers. Porte à porte. Là c’était le pompon. 6 mois de taf au smic à courir après des primes inaccessibles (on va quand même pas te donner un secteur porteur, toi t’auras la cambrousse et les pauvres, interdit de penser, y’a pas de mauvais secteur on te dit bordel, mais lol). Tu vois fallait prendre rendez-vous par téléphone, aller chez les gens, déballer ton argumentaire, signer. Encore une fois, horaires décalés, nounou au black, samedis niqués, etc, hein. Mais bon, je suis pas une branleuse, bordel.

Tout ça pour qu’un jour un client veuille annuler une vente. Bah il a le droit, vente à domicile, 7 jours de réflexion, je lui avais dit, hein, chuis pas comme ça moi tsé. Brave, le client, il a téléphoné pour avertir. Le chef a refusé. Pas moi, le chef. Il lui a pas dit qu’il fallait envoyer le coupon d’annulation en recommandé. Il lui a mis un huissier au cul. Pas moi, le chef. Le client a été acculé. Il a déposé plainte. Pas contre moi, contre mon patron, hein. Moi entre temps j’ai changé de taf, tu sais bosser pour des enfoirés ça lasse, chuis pas une branleuse mais je suis pas une forceuse non plus pis j’y gagnais même pas de quoi payer la nounou.

Deux ans après je me suis retrouvée au pénal. Sisisi. Au pénal.

La procédure d’annulation conflictuelle avait suivi son cours et juridiquement il fallait me retomber sur la gueule. Le client a donc plaidé la vente forcée. Oh c’était joli, crois-moi…comme je fais 48 kilos il pouvait pas dire que j’étais impressionnante, donc il a joué sur la « séduction ». Je te laisse imaginer comment c’était chouette, l’argumentaire. Ouais, hein. Son avocat quand je l’ai appelé il m’a dit : « ne le prenez pas personnellement, c’est obligé, juridiquement, pour pouvoir remonter après faut passer par vous, c’est comme ça ». C’est comme ça. Je ne suis rien. Un pion. Faut me péter ma vie en douze pour que môssieur puisse faire son petit procès, on me pète ma vie en douze. Faut pas le prendre personnellement.

Le pénal c’est super chouette comme expérience, je t’assure. Faut pas le prendre personnellement.

T’es recherché comme Mesrine, déjà, on interroge les fichiers sécu pour te retrouver, on téléphone aux toubibs et aux pharmaciens chez qui tu es allée dans les derniers mois. Oui parce que la France juste consulter l’annuaire ou se baser sur tes coordonnées bancaires qui ont quand même servi à te payer quand tu bossais chez ce patron-là, elle sait pas, tu penses. Mais aller en uniforme et en camion de gendarmes chez ton médecin traitant pour « recherche de personne impliquée dans un dossier d’abus de faiblesse », ça, la France, elle sait. Et ça on te le dit pas, c’est ton toubib, six mois après, qui t’en parle. Tu te sens super bien dans ton quartier, d’un coup, quand t’apprends ça.

Mais au début tu le sais pas. Nan. Tu sais rien. Tu reçois juste un recommandé un jour et comme t’attends un chéquier tu te méfies pas. La gueule de l’enveloppe t’étonne. Bon. Tu lis. « mise en examen, abus de faiblesse ». Tu tombes dans les pommes. Tu comprends plus rien. Tu sais même plus où t’es.

Tu t’affoles, t’appelles le tribunal, tu veux qu’on t’explique, c’est quoi ça, de quoi on parle, youhou moi j’ai jamais abusé de personne, vous vous gourez les gars, j’ai un frère handicapé en pus je connais la musique c’est pas du tout moi qui ferais ça bordel !

Tu peux rien savoir. Te faut un avocat pour savoir même de quoi on t’accuse. Ah. C’est ballot t’as pas une thune. On te file l’adresse d’un commis d’office. Tu le sais pas mais ta vie est en train de basculer dans un très mauvais téléfilm pire que ceux de la 6 l’après midi, là.

Rendez-vous chez l’avocat.

« Et bin vous ne correspondez pas du tout à ce que dit le dossier ! Ne le prenez pas mal mais vu ce que dit la partie adverse je m’attendais à voir une femme beaucoup plus… séduisante on va dire ! »

Ok. Bon. Je me suis évanouie sur un guichet de poste la semaine dernière, tu vois, alors là si tu veux ce que tu viens de me dire, je sais pas, t’attendais une pute apparemment, ça m’aide vachement à comprendre ce qui m’arrive, hou là je sens que mes jambes me lâchent et j’ai encore un mioche à ramasser à l’école dans une heure, pas tomber dans les fruits encore un coup bordel…

Changement d’avocat. Nan mais je le sens pas le commis d’office insultant, là. Chais pas, un instinct. A pas l’air de piger les enjeux ce con-là. Si je finis en taule injustement il dira juste que je fais tache au milieu des putes, en gros.

Le pénaliste est à l’avocat ce que le CDD est au précaire. Le gratin. Celui avec du vrai fromage qui coûte un organe au marché noir. Lui il me traite pas de pute mais ça va finir que je vais devoir le devenir pour le payer, didiou…

Beaucoup de larmes. Beaucoup. C’est que si tu veux c’est super agréable ce que je lis dans le dossier, pas du tout insultant, en gros le mec pour dire que je l’ai forcé il dit que je l’ai bien dragué à mort et plus encore, voilà. Et comme il est seul et misérable sexuellement bin il a cédé et il a signé pour pouvoir me sauter en échange. Ouais, hein, ça cogne. Y’a pas de souci madame, ça tient pas la route (il se retient de dire « y’a qu’à vous voir », lui, c’est pour ça qu’il est devenu gratin, tu vois, il a un certain niveau de retenue) (pas que je sois moche, non, du tout, mais bon je respire pas la chaudasse non plus c’est clair) (je peux le faire, hein, mais là comme ça à froid, bah nan, quoi) (bref chuis canon bordel c’est juste l’attitude qui colle pas) (laule).

Bah non ça tient pas la route. Même l’avocat adverse me l’avait dit, ça. C’est pas personnel, bête question de procédure. Vivi. Evidemment y’aura non-lieu. Vivi. Tu sais monsieur avocat gratin hors de prix quand t’es au pénal tu vois moyennement l’évidence quand même, hein. C’est pas que tu sois pas confiante mais sur le petit papier qui t’a mise dans les pommes y’avait marqué 5 ans ferme, ça peut éventuellement t’effrayer quand même un chouilla, on sait pas, une erreur est vite arrivée, tu sais que t’en mourrais pas au pire mais quand même bon ça a une petite tendance à t’emmerder la nuit ce truc. Pleurs again. Il sait, il comprend, il éponge, il va me tirer de là, faut pas pleurer madame c’est salaud mais c’est que procédural, ça va se passer, vous verrez, y’a qu’à juste dire ce que vous m’avez dit, le juge instruira pas, allons allons relevez-vous.

Bon an mal an tu te relèves. Toute manière la justice tu sais c’est long. Va falloir continuer de vivre en attendant que quelqu’un ait du temps pour te recevoir. Continuer de gérer le quotidien, de jouer aux légos avec le petit, et pis ça tombe bien t’es en formation cette année, licence pro, pitin ça aide à bosser les cours cette merde…bref. Ce qui ne te tue pas te rend plus forte, allons, bordel, on a vu pire, allez.

Mon gratin hors de prix m’a décroché assez vite un rencart avec un juge d’instruction. Les seuls juges que j’avais vus jusque là c’était les JAF pour mon divorce, c’est pas la même race. Le JAF tu rentres dans son bureau tranquille, tu vois, t’as rien fait de mal, juste tu n’aimes plus, shit happens. Le juge d’instruction, tu rentres dans son bureau la trouille au ventre,  la gerbe aux lèvres. Pas du tout la même musique. T’as pris le temps de chercher des blogs de juristes avant, de les lire, ces gens, d’essayer de les humaniser dans ta tête, de te mettre à leur place, pour moins craindre, pour exorciser un peu, t’as bien causé avec ton gratin, tout ça…mais putain t’es très moyennement toi-même malgré tout. Et tu rates un cours super important en prime. Et tu sais pas pour combien de temps t’en as et y’a le petit à prendre à l’école après. T’as pas pensé mais si ça se trouve tu ressortiras pas de ce bureau ? C’est possible ça ? Vertige.

C’est un presque cinquantenaire plutôt doux. Il connaît bien mon gratin, ils discutent de trucs privés, je suppose que prendre le gratin c’était pas con, ouf, chuis dans la pire merde de ma vie mais chuis toujours pas conne, voyons le bon côté. Il m’explique le truc, ballot, victime d’un système procédural la dame en effet, mais bon va falloir un peu amener de l’eau au moulin quand même parce que vous savez faut blinder le dossier, ici c’est pas nous qu’on décide en vrai, la juridiction compétente est ailleurs, mais pour pas trop m’abîmer et vu la gueule du bordel il me soulage comme il peut…il m’enlève l’accusation, il me met témoin assisté, paraît que c’est pas mal d’après mon gratin mais ça fait pas encore tout. Je ressors en larmes. Again. Chuis en bois mais là quand même, merde.

La juridiction compétente est à 500 bornes. J’ai changé de région en plus de taf, bah oui, ballot, mobilité de mon cul, tiens, encore une fois je te paie espèce de connerie.

Gratin faut lui payer la première classe et les heures dans le train. La douloureuse a déjà 4 chiffres en euros… « en principe on n’ira qu’une fois, non-lieu et fini, rassurez vous, on va s’arranger pour le paiement, je veux pas vous plomber » gratin est sympa mais je suis déjà 6 pieds sous terre, le plomb changerait pas grand-chose.

Le juge d’instruction de la juridiction compétente est une femme. Jeune. Blonde. Grande. Belle. Extraordinairement plus pourvu en arguments frontaux que moi. Franchement cette fille est un pur canon, la première chose que je me dis en entrant dans son bureau c’est que la vie est vraiment une vieille pute borgne de filer un physique pareil à une nana qu’a déjà tout le reste…et qu’un physique d’actrice porno comme ça ça doit pas aider dans la magistrature en prime, pitin, imagine la gueule du proxo en face, des fois, mais lol.

Elle ouvre le dossier. Tu sens direct qu’ une belle femme comme ça avec un gros cerveau et une pure position sociale, un dossier où on accuse une nana (genre girl next door, en plus) d’abus de faiblesse par séduction frontale, en gros, ça a vite fait de lui rappeler tous les gros lourds qui la regardent droit dans les nichons tout le temps. Elle a comme un truc qui lui remonte dans le dos qui la redresse pile comme la justice ça tombe bien…elle regarde le client (confrontation, bah vi, obligé), qui se trouve être un troll niveau physique, elle lui demande sa version. Il la regarde droit dans les nichons en lui parlant. C’est qu’elle est grande, en plus du reste. Laule. Elle me demande ma version. Je la regarde dans les yeux. Je chiale mais on s’en fout, je veux pas baisser la tête, je veux pas laisser dire des saloperies sans réagir, je veux pas m’énerver, je peux pas de toute manière j’ai plus aucune énergie juste celle du désespoir d’avoir déjà une bonne vie de merde et de pas vouloir la prison en plus tout ça parce que j’ai eu un patron voyou et un client prêt à toutes les bassesses pour pas se faire avoir, chacun d’eux étant prêt à fusiller ma vie à moi pour s’économiser mille cinq cent euros.

Mille cinq cent euros, madame la plus que belle magistrate qui a tout pour toi, mille cinq cent euros, jeune beauté fatale à l’avenir plein de roses d’arcs-en-ciel et de licornes, c’est le prix de ma vie entière, à moi, tu vois. C’est ça que je lui dis. C’est ça que je veux qu’elle comprenne. Le sacrifice humain qui est en train de se produire, quoi qu’il arrive, et qu’elle pourra juste diminuer un peu, mais jamais annuler, parce que le mal est fait, madame, il est fait et bien fait, et il me reste encore à payer le gratin que tu vois là, en plus. Je pense à mon fils. J’ai toujours cette peur, irraisonnée selon gratin mais chevillée à mon ventre, de ne pas ressortir de ce bureau.

J’en ressors, pourtant. Gratin est content. Il dit que c’est bon, ça va aller, y’aura non lieu, pas de souci. Il faut juste attendre le papier mais ça va le faire, va. Sinon elle aurait changé mon statut dans l’autre sens, d’abord. Si je suis toujours témoin assisté c’est que tout va bien. Il voudrait que j’arrête de pleurer. Je peux pas.

Le papier est arrivé. Non lieu. Fallait attendre le délai d’appel pour être vraiment sûrs. J’ai attendu. La procédure a repris son cours sans moi. Ils se sont battus entre eux pour leurs mille cinq cent euros. Paiera, paiera pas, j’ai même pas su. Je n’ai été qu’un dommage procédural.

J’ai eu mon diplôme. Un sésame précieux pour ne plus travailler avec des particuliers justement. J’étais fière de l’annoncer à mon toubib.

« regarde toubib je l’ai eu ! j’ai tenu ! dix ans de médecine compactés en 9 mois à la fac, je l’ai fait putain ! regarde chuis major ! mon responsable de formation est tellement content qu’il m’a inventé une mention très bien juste pour ma pomme t’as vu ça ! Je suis déléguée médicale, ça y est, je vais gagner ma vie. Enfin. J’ai trente ans toubib, et je vais y arriver, tu vas voir, le bad karma m’aura plus jamais !» 

Bah tu vois pas toi mais c’était un sacré progrès, socialement, hein. Et pis au vu des conditions de cette année-là, en plus, j’étais super fière de moi. Sortir major de promo, carton total, attends…toute ma vie j’avais rêve de faire médecine, enfin véto au départ, j’aime pas les humains…je m’étais mangé des tonnes de cours, de publications, toute l’année mon responsable m’avait répété que j’étais pas faite pour ça, qu’il fallait que je fasse la P1 et le concours bordel, pas juste ce truc de merde là tout minable…toute l’année je lui avais répété ma blague : « tu sais le problème de ma vie ça a toujours été le mécénat ».

Toute l’année j’avais tenu mon toubib au courant de ma petite vie, au fil des vaccins du gosse et de ses rhinopharyngites. On avait causé cardio, immuno, gastro…on avait joué sur les diagnostics, tu vas voir je te dis que c’est une angine qu’il me couve, là, nan nan ma petite je suis vieux toubib je te dis que c’est une laryngite didiou, nan toubib je te jure tu te goures, on parie ? J’avais gagné trois fois. Ah bin hé, on a les rapports qu’on veut avec qui on veut, bordel, on est en démocratie.

Quand je lui ai annoncé ma réussite, il m’a avoué. Que les flics étaient venus, avaient appelé. Pas que lui. Le pharmacien aussi. Le dermato, l’ophtalmo, le gynéco même. C’est pas courant tu sais qu’on cherche un patient comme Mesrine comme ça. Il m’avait pas vendue, lui, il était fier de me le dire, il avait pas apprécié la méthode.

J’avais un diplôme qui donnait droit à un travail. J’avais le droit d’aller voir les médecins pour leur causer médicaments. Et j’étais grillée comme le Mesrine local.

J’ai quand même trouvé un poste de grosse envergure, pas local, au moins j’échappais à mon karma, hein. J’ai bossé quand même. Pas longtemps parce que tu sais le métier là il est mort en fait, décision gouvernementale, affaire médiator tout ça.

En 6 mois chez les voyous j’avais gagné 6000 euros et des poussières de salaire au total. Gratin m’en a coûté 4500. Mon diplôme, payant, 3500 autres, plus 9 mois sans ressources, calcul à la louche 10000. Moyennant deux ans de taf (petite boîte, petit salaire) avant de retomber au chômage tout ça m’a laissée bénéficiaire d’environ 6000 euros, pertes d’allocs, frais de garde et impôts déduits.

Une pure opération blanche financièrement, et bien noire moralement.

La pression finalement elle m’a pas vraiment aidée, hein. Et encore ça c’est sans compter que la pression étant forte aussi sur les femmes qui ont la malencontreuse idée de vouloir divorcer et se démerder seules, y’a aussi la pression du couple. Là je te garde ça pour un autre jour mais cette pression-là m’a amenée, en parallèle du reste que je viens de te raconter, à me retrouver avec beaucoup de souffrance, une deuxième séparation, et un deuxième enfant à charge.

Méfie-toi de la pression, padawan précaire. T’es pas un branleur, tu mérites pas plus que les autres, du démérites pas non plus, méfie toi de cette pute de pression, c’est une très mauvaise conseillère, je lui préfère encore la colère.

La prochaine fois que quelqu’un te fera une réflexion à la con ou tentera de te driver vers un truc de merde bien pourri à grands coups de culpabilisation et d’insultes, fais-donc comme moi et réponds-lui direct :
« tu sais où tu peux te la foutre, ta pression ?»

Pas de Bol.