jeudi 25 septembre 2014

La matrice

Gestation avant entrée dans la vie active, 19 ans, Session d'Orientation Approfondie rendue obligatoire par l'ANPE.
 
- Vous savez bien faire quelque chose ? On sait tous faire quelque chose !
- J'ai presque un BAC D, je m'y connais en biologie. J'aimerais travailler en contact avec la nature.


Le stage en horticulture était sympa. Eux ont trouvé que c'était pas fait pour moi. Pour être proche de la nature, il leur fallait que je sois plus réaliste et ouvert au «marché de l'emploi». Les carcasses de bêtes mortes c'était la nature aussi. Donc la viande ça m'irait très bien. 
 
Mon arrivée dans le monde du travail a été longue, deux ans en apprentissage par alternance.

Je dois être accueilli à ma sortie par un diplôme de «préparateur en produits carnés». Ça veut dire «boucher» en termes plus flexibles, pour que tu puisses aussi et surtout bosser à l'usine.

Tu commences pas tout de suite par bosser à l'usine évidemment, ce serait trop gros. Il faut d'abord faire semblant d'apprendre un métier en «boucherie traditionnelle» payé le tiers d'un SMIC, à faire le boulot de deux personnes. 
 
Dans une boucherie traditionnelle, le gros du boulot se fait dans le «labo». Le labo c'est l'atelier de préparation du boucher d'aujourd'hui. Ça fait propre à dire, mais ça l'est pas, du tout. Y'a du sang partout, de l'exsudat et quantité d'autres liquides vivants noyés dans la sciure. Du gras aussi, beaucoup de gras dur qui colle au sol et glisse quand tu portes une carcasse de près d'une centaine de kilos à bout de bras. Des bouts d'os, des crânes entiers et des yeux vides qui les habitent encore. Mais ce qu'on retient surtout, c'est le froid. Même si on triche un peu sur les températures pour être tranquilles. Juste qu'il faut pas le dire ; on te fait confiance.

Mon labo à moi il est dans un supermarché. On est loin de la boucherie traditionnelle attendue. Mais depuis un demi-siècle, la tradition, c'est plutôt ça. 
 
Faut se lever tôt pour préparer la bidoche avant l'arrivée des clients. Genre 4h du mat.

«Ce supermarché t'as de la chance, un nid de cocos !».
 
J'ai pas été approché par un militant en deux ans. À 19 balais, je savais même pas trop à quoi pouvait servir un syndicat. Moi je voulais juste avoir de quoi payer mon appart' et de quoi manger mes nouilles et mon riz. Les syndicats, ça doit encore être des gros cons comme la dizaine d'ouvriers bouchers chargés de ma garde. D'ailleurs certains d'entre eux sont syndiqués, ils en parlent à voix basse. Mais comme ils disent, c'est pas trop pour moi ça, vu que je suis pas un vrai employé.

Du coup, ça, je l'ai bien retenu que j'étais pas un vrai employé.

Tous les jours, ma journée commence en compagnie de deux énormes machines à hacher la viande en acier inoxydable, rien que pour moi pendant 3 à 4 heures. Rien que pour moi aussi, cette salle de quelques mètres carrés, encore plus froide que les autres (autour de 5° normalement), fermée par d'énormes portes de frigo qui me séparent des autres ouvriers. 
 
Cette salle, je l'appelle la matrice pour rire. Mais bon en vrai, je crois que la matrice, c'est juste le nom du moule des machines qui donne sa forme au steak haché. Rien à voir avec ce film à la con au nom approchant qui n'existait même pas encore.

Le ventre de mes machines sert à recevoir à peu près tout ce qui traîne dans le labo qui puisse ressembler à de la viande. Ce qui n'a pas été vendu la veille, ce qui commence à verdir dans les rayons, les restants de porc et les préparations déjà hachées. C'est formellement interdit. Juste qu'il faut pas le dire ; on te fait confiance.

Le ventre de mes machines est tellement volumineux que je pourrais tenir dedans. Au final, j'ai fini par croire que le ventre de la machine s’appelait aussi «matrice», par extension. D'autant que mes cours de boucherie m'ont appris que chez une vache, la matrice, c'était aussi un petit peu son ventre puisque c'est là qu'y grandissent les veaux. La matrice c'est l’utérus de la vache. C'est comme ça qu'on me l'a appris.

Oh, ça c'est beau, quand les machines turbinent ! 
 
Ça sort de la pâte rougeâtre en boudin qui se transforme en steak hachés qui atterrissent à la queue leu-leu sur un tapis roulant d'où je les rattrape au plus vite pour les mettre en barquette avant qu'ils ne tombent par terre. Bon, s'ils tombent par terre, tu peux les remettre à passer dans la viande hachée. Juste qu'il faut pas le dire ; on te fait confiance.

Souvent y'a tellement de nerfs coincés dans la machine que ce qui sort ressemble à la chair blanche gonflée et putréfiée de ce chien mort de mes souvenirs. Du coup, mon travail, c'est plutôt de faire en sorte que ça reste rougeâtre. Pour ça, il faut démonter régulièrement les énormes vis sans fin de la machine, plonger le bras entier dans la viande, retirer les nerfs coincés et la faire repartir.

Mes nerfs à moi on s'en foutait à vrai dire. 
 
Les ouvriers entendaient bien, même à travers les énormes portes, que je tabassais les murs à coup de poings, soliloquais et hurlais comme un veau qu'on mène à l'abattoir. Mais étant eux-mêmes coutumiers des veaux et des abattoirs, je n'avais droit qu'à quelques remarques d'encouragement, comme «dépêche-toi sinon le chef va gueuler». C'était déjà beaucoup comme soutien. Je les aimais pour ça. Ils auraient tout aussi bien pu me balancer au chef pour mes caprices.

Mais en fait, si j’appelle la salle de préparation du steak haché «la matrice», c'est surtout parce qu'à la fin des heures passées enfermé seul dans cet espace exigu, froid, plein du sang qui dégouline de la gueule des machines, arrive le moment le pire : le nettoyage.

Le nettoyage se fait au Karcher.

Dans les 5°c de la salle, les fines gouttelettes d'eau savonneuse et chargée de viande du Karcher pénètrent la tenue réglementaire et frigorifient le corps jusqu'aux os. 
 
Le froid ne dure pas éternellement. Il est peu à peu remplacé par la chaleur de l'eau du nettoyage de la salle. Cette eau mélangée au froid pulsé par le système de refroidissement fait que la salle se remplit doucement d'une brume épaisse et chaude, presque réconfortante, annonçant ma libération prochaine.

C'est surtout pour ça que j’appelle cette salle la matrice. Parce que finalement, c'était le moment le plus supportable de la journée de labeur qui m'attendait avant que je n'en sois libéré pour un retour brutal dans le labo avec les autres, dans mes vêtements trempés, dans le froid soudain, les liquides vivants, le sang et le gras dur, comme la réalité du travail.