mercredi 27 février 2013

Que dire, qu'écrire ?

Je suis un chômeur/travailleur précaire de 56 ans et je suis dans cette situation depuis une bonne dizaine d'années. Avec la distance que me donne mon âge qui est maintenant plus proche de la retraite que du début de ma vie professionnelle je peux affirmer que je n'ai rarement aimé le monde du travail. Je n'ai pas aimé les contraintes, les consignes contradictoires, la pression du "paraître" (= faire semblant). Celui qui se montre comme il est, qui dit ce qu'il pense, qui ne fait pas comme tout le monde est vite mis à l'écart.


Dans mon début de mon parcours professionnel je me suis trouvé dans le monde des cadres, des jeunes et moins jeunes cadres "dynamiques" qui étaient obligés de se montrer enthousiastes dans leur travail. Il ne fallait pas compter ses heures, or moi je les comptais car j'avais d'autres envies et d'autres intérêts en dehors de mon boulot. Le travail était un passage obligé pour vivre, or j'étais content quand je pouvais rentrer chez moi et penser à autre chose plus agréable. Je pouvais faire de belles activités qui me plaisaient dix fois plus que le travail. Parfois j'ai parlé dans mon entourage de travail à temps partiel. Travailler deux jours et demi au lieu de cinq avec un salaire de cadre m'aurait bien plu, or quelques collègues bienveillants m'ont pris de côté pour me dire de ne jamais parler de ça au travail, avec aucun collègue et aucun supérieur car je serais perçu comme quelqu'un qui ne serait pas motivé, qui ne serait pas derrière son travail à 100 pour cent.

Je mentionne cela juste pour dire que dès le début de ma vie professionnelle le travail m'a toujours paru comme quelque chose de gênant, une contrainte qui m'empêche de m'occuper de choses plus importantes. Tout cela me paraît loin maintenant.

Aujourd'hui j'ai perdu mon innocence et je comprends de mieux en mieux comment le travail et l'absence du travail fonctionne. Travail ou chômage, c'est presque pareil. En tant que chômeur je suis obligé de faire semblant (paraître !) de chercher un travail qui n'existe pas. Je suis obligé d'accepter le contrôle social et le contrôle de ma "recherche d'emploi" que feu l'ANPE ou Pole Emploi exerce sur moi. Je sais que les agents dans les agences de Pole Emploi sont obligés de pratiquer des procédures d'accueil, de faire de l'abbatage, de "placer" des chômeurs dans des formations bidons chez des prestataires privés qui, eux, sont des vautours d'argent public à se mettre dans la poche et qui se foutent royalement des chômeurs qu'ils accueillent. Un chômeur placé, n'importe où, contre son gré, c'est toujours des sous dans la caisse. Par conséquent, le projet professionnel du chômeur compte pour du beurre, on défait le CV qu'une autre boîte d'insertion privée vient de faire pour faire un CV qui sera cette fois-ci "bon". Des paroles formatées, du blabla par coeur recraché par les "formateurs" qui souvent eux-mêmes ont des contrats précaires. Le demandeur d'emploi est obligé de faire semblant de jouer le jeu s'il veut préserver l'aumône de survie que l'Etat daigne lui accorder. Le deal c'est ça : tu joues le jeu et l'Etat ne te laisse pas crever. Mais il ne faut surtout pas remettre en cause quoique ce soit. On ferme sa geule et on "fonctionne".

Donc, pour préserver ma santé mentale ou pour ne pas la laisser dégrader davantage, je "joue" à ce jeu, mais dans ma tête j'ai démissionné depuis longtemps. Démission intérieure, démission du concept du travail rémunéré, démission de tout un système de croyances. Après quelques années de recherches sérieuses de boulot (c'était quand j'y croyais encore un peu) j'ai réalisé que le marché de l'emploi ne voulait pas de moi. Puisqu'il me restait un peu de dignité et de raison j'ai arrêté d'insister et je me suis dit, et ben, c'est réciproque. Moi je n'aime pas le monde du travail non plus, je n'aime pas les conditions dans lesquelles le travail se fait et je ne vais pas vous déranger plus longtemps avec mes CV qui attérissent dans les poubelles. C'est mieux pour vous et c'est mieux pour moi. Restons-en là. C'est un peu comme un homme qui fait la cour à une femme qui ne s'intéresse absolument pas à lui. Après s'être pris 20, 50, 200 vestes il arrive un temps où faire la cour n'a plus de sens. L'homme en question ne va pas passer sa vie à courir derrière un fantôme; il passera à autre chose. Seulement, c'est exactement ce qui est demandé au chômeur : il doit "faire la cour" au marché du travail qui ne veut pas de lui, il doit courir d'après quelque chose qui n'existe pas et cela jusqu'à sa retraite ou jusqu'à ce qu'il meure.

Moi j'en suis là, je suis passé à autre chose. Seulement je n'ai pas le droit de le dire. Si je le dis, la réaction de mon entourage ou plus large, la réaction sociétale sera violente: je serais considéré comme un "profiteur", un "assisté", un "fainéant", un être nuisible pour la société qu'il faut faire disparaître des statistiques et éloigner de la caisse d'assurance chômage. C'est un crime pour le moins moral de cesser le 'faire semblant'. Un autre crime moral est d'aller bien *car* on ne travaille pas. Si on n'a pas de travail, on est dans l'obligation d'être malheureux. Pour ne pas finir sur le bûcher ou dans la rue (perdre son appartement), je mêne une double vie: j'envoie des CV quand Pole Emploi me l'ordonne. Lors d'un entretien avec un conseiller je raconte ce qu'il ou elle a besoin d'entendre pour le mettre dans mon dossier. Je me montre affecté par "la situation tendue du marché de l'emploi", or je n'en ai plus rien à faire. Je travaille quelques heures par mois (service à la personne, l'esclavage moderne, c'est à la mode) pour avoir une paix relative du contrôle social et je m'occupe de choses plus intéressantes. Il y a des activités qui ne coûtent pas d'argent (fréquenter les bibliothèques, lire, aller dans un musée, ecouter de la musique, écrire, se promener). Seulement il faut le faire "en cachette" c.a.d. seul ce qui fait que je n'ai pas beaucoup d'amis. Ceux qui connaissent le sujet le savent: le chômage isole. Le chômeur est le lépreux d'aujourd'hui: il transmet l'angoisse de la perte de l'emploi, il montre l'éventualité négative de la vie professionnelle pour tout un chacun, comme Madame la Medef le disait si bien: "la vie et l'amour sont précaires, pourquoi le travail ne le serait-il pas." (Je ne mets pas de point d'interrogation car c'était une question rhétorique). Ceux qui ont encore un travail ne veulent pas être confrontés à cette précarité qui peut les concerner bientôt. Beaucoup réagissent avec agressivité, mépris ou avec une foultitude de "bons conseils" avec le même résultat dans tous les cas: l'éloignement de l'ami chômeur.

Parmi les précaires je me considère encore privilégié (il y a des degrés de précarité) car j'ai la grande chance de vivre dans un appartement de loyer modéré. Les minimas sociaux me permettent de garder mon toit et de manger. J'ai milité dans des associations de chômeurs ce qui m'a aidé à atténuer la pression sociétale, ) à relativiser les discours dominants, à refuser de me laisser imposer une mauvaise conscience car "je ne travaille pas". Je me suis donné le droit de définir ma valeur d'être humain non pas par ma rentabilité économique, mais par d'autres qualités que je considère, moi, comme des qualités. Quand je pense à tous ceux et toutes celles qui viennent de perdre leur travail, entre 15 et 40 mille nouveaux chômeurs chaque mois depuis plus qu'une année et ça continue, tous ces gens privés brutalement de leurs projets. Les plus jeunes ont encore, en théorie, des années de vie professionnelle devant eux, or leur perspective est le grand vide.

La disparition du travail pourrait être une bonne nouvelle: si avec une productivité toujours croissante nous produisons des biens nécessaires, cela signifierait la diminution du travail pour tout le monde (à
condition de le partager). Or, il y en a qui se tuent au travail pendant que d'autres se tuent au chômage. Je ne veux pas ce type de société.

Les administrations (Pôle Emploi, la CAF, la Sécu) fonctionnent comme une grande machine agissant avec automaticité. Un papier qui manque et le fil à laquelle la vie du précaire est pendue se rompt. Il y a des impayés, les couples qui se brisent, les minimas sociaux qui ne suffisent même pas à payer le loyer et la personne n'a pas encore mangé. Le fonctionnement déshumanisé des administration est voulu, organisé, conçu par des responsables politiques. Le chômeur doit obtempérer aux injonctions de Pôle Emploi sous peine de perdre son allocation de survie. Les salariés doivent être maintenus dans la peur pour accepter les régressions sociales (la "modération salariale", vacances, temps de travail, droits acquis...) "nécessaires". Les chômeurs publiquement maltraités servent d'épouvantail pour maintenir la peur de ceux qui travaillent encore. Les chômeurs servent de matière première pour le marché de l'insertion professionnelle. De cette "insertion" sortent des esclaves du néo-libéralisme et de la post-démocratie : des travailleurs en bout de chaîne pour des "métiers en tension". Des médias qui recrachent le mépris du pauvre et du précaire des politiques populistes sont complices dans ce monde qui est devenu fou et inhumain. Le journaliste vu individuellement est plus ou moins obligé de ne pas s'écarter du chemin éditorial de sa rédaction s'il veut garder son emploi.

Quand je vois cette folie collective, cette maladie de civilisation, je n'ai aucune envie de redevenir un rouage dans le monde du travail pour enrichir quelques privilégiés au prix de la souffrance personnelle. J'attends la fin (du chômage) qui pour moi pourrait être la retraite "minimum vieillesse" dans 11 ans. Encore 11 ans à faire semblant, ou peut-être la maladie ou la mort. Il doit y avoir des centaines de milliers de personnes sans aucune perspective, dans une précarité morale et matérielle absolue, qui, dans leur lutte de survie et dans le mépris sociétal (quand on lit les commentaires brutaux que vous avez mentionnés dans votre article) au bout d'un moment, posent les armes et disparaissent par suicide visible ou invisible. 11000 suicides par an, 200.000 tentatives de suicide par an en France et ce ne sont que des chiffres officiels. Combien ont un lien avec le chômage ? Il faudrait une enquête sérieuse ou un observatoire pour répondre à cette question, mais je ne suis pas sûr que les gouvernements qui se succèdent souhaitent connaître la réponse. Admettre que le chômage puisse générer autant de souffrance que le harcèlement au travail ou la peur de perdre son travail, ce serait renoncer aux boucs émissaires. Or le bouc émissaire est trop précieux pour les gouvernants : il maintient le pouvoir au pouvoir. Dans le passé le bouc émissaire a eu une fonction "pacifiante" (René Girard). La désignation de boucs émissaires aujourd'hui fait le contraire, elle augmente la violence dans la société jusqu'au point de pouvoir déclencher une révolte. Aujourd'hui, la
société devrait réagir dans l'autre sens : elle devrait pacifier les situations en sécurisant la vie de ses membres en soutenant financièrement et moralement les chômeurs, les précaires et les pauvres.
Le chemin que nous prenons n'a pas l'air d'aller dans ce sens.

Thierry, 56ans, chômeur et précaire qui n'y croit plus.