mercredi 5 juin 2013

J'ai fait des études,

j'ai cumulé des diplômes, j'ai engrangé de longues années d'enseignement et maîtrisé plus de domaines qu'il ne m'en fallait. Il parait que c'est seulement comme ça qu'on peut faire un métier qui nous plaît.
Sachez qu'on nous ment. Les rêves ne font pas bon ménage avec la réalité.
Par contre, ce qui marche bien, c'est la précarité.
Résultat, bouffée par la trouille d'un loyer à payer, j'ai chopé le premier CDI qui passait, le seul ou on m'engageait vite et sans trop barguiner.
Je suis téléopératrice.
C'est pas top comme métier.


Moi, je suis la dame au téléphone. Je suis le punching ball des particuliers harcelés et de mes supérieurs pleins de morgue. Je suis le bas de la chaîne, celle qu'on insulte allégrement des deux côtés du combiné.
Je suis celle qui n'a pas de prénom, pas de nom, pas d'identité. Je me vends aux clients avec un blaze inventé, mon supérieur après 6 semaines continue à m'affubler d'une douzaine de patronymes divers et variés. Ce con, il fait semblant de me zapper depuis que ma gueule lui revient plus et qu'il à décidé de me virer. Je ne suis personne. Je suis une voix, du rien, à peine un numéro de poste. Je n'existe que pour la paie. Le 31 du mois, plus tard parfois, quand la compta est mal lunée. Des jours de retard que je compte avec anxiété.
Je déteste vous appeler, vous détestez me répondre. Je suis censée vous baratiner pour que viennent chez vous des demis-escrocs aux gueules enfarinés, je dois vous vendre des produits que je connais à peine et dont je n'ai strictement rien à carrer. Je vous mens, on m'y force, j'y suis obligée. Sachez que 930€/mois, c'est le prix de mon intégrité.
Et je dois vous mentir bien, en gloussant joyeusement, pour faire le quota imposé. Gare à ta gueule le jour ou tu ne le fais pas : on te menace d'office de te virer, une journée de rien c'est un poids pour la société. Alors je vous souris au téléphone, en serrant quand même un peu les dents : figure-toi que le sourire, ça s'entend. Le désespoir, lui, reste silencieux...heureusement.
Quand t'es téléopératrice, tu passes ta vie à t'excuser. De déranger, d'appeler, de faire ce travail, d'exister. Tu trouves des douzaines de synonymes et en deux phrases tu place "pardon, désolée, excusez moi, je suis confuse, tellement navrée". La panoplie de la sous-merde qui use sa salive à vous lécher les pieds. Et t'as beau abuser des formules de politesses, ya toujours un connard dans la journée prêt à t'expliquer que, t'façons, il va te violer et t'enculer. Mais rassures-toi, le boss veille : si tu réponds autre chose que "Merci et bonne soirée", paf, virée. 930€/mois, apparemment, c'est aussi le prix du respect.
Le temps, lui aussi, est calculé. Deux minutes pour aller aux toilettes, vite vite quand ton supérieur regarde de côté, pour ne pas te faire engueuler. Douze secondes de plus pour tousser ta pharyngite, et puis encore 5 entre deux double clics. Merde, on t'a vu. "Delphine, dépêche toi, tu es beaucoup trop longue, ton shift à traîné 17 secondes, c'est la deuxième fois que je t'y prends. T'as pas fait tes quotas, allez Delphine, on se bouge". Je m'appelle Marine. "Ça n'empêche pas, je te paye pas pour tousser, allez, Delphine, magne toi !".
Non, clairement, on ne me paye pas pour tousser. On me paye pour aller vite, très vite, et surtout pour bien m'écraser.
Et on me paye une misère, tant qu'à faire, on va pas se fouler. Alors pour faire passer la pilule, à l'embauche, on te promet des primes. Des récompenses de toutes sorte. Une pour 5 rendez-vous confirmés, une pour une signature de projet, une pour un produit installé. On te dit que c'est pas un métier facile mais qu'avec tout ça, ça vaut le coup de s'arracher. Alors au début t'y crois, t'es à fond, ta prime tu dandine fort fort fort pour aller la chercher.
Mais en fait, c'est du fake. Un canular d'employeur, un poisson d'avril toute l'année. Je suis sûre que derrière les murs de leurs bureaux les boss se marrent quand on vient leur en parler. Les primes, finalement, on n'en discute plus qu'en haussant le sourcil et en fronçant le nez, tellement on sait qu'on ne les touchera jamais. Faut dire que des récompenses basée sur le suivi de tes rendez-vous, sur un principe d'honnêteté absolue, quand tu bosses dans une boîte d'arnaqueurs ou on ne te dit que ce qu'on veut laisser filtrer, c'est un truc dont il vaut mieux rire que pleurer. Quoique... La transparence chez nous, c'est celle d'un gros bourbier.
D'ailleurs, si tu veux une chance d'obtenir une prime, on ne sait jamais, il faut prendre tes rendez-vous avec l'homme de la maison. Paraît que c'est normal, que les femmes, les factures d'électricité, ça ne les concerne pas... Consignes sexistes qu'il faut appliquer sous peine de se faire taper sur les doigts. Et puis tant qu'on y est, n'oublie pas, on ne parle pas aux noms à consonances étrangères. Fatima, Mohammed ou Trang Lê, quand vous vous affichez sur notre écran on doit immédiatement raccrocher. "C'est que sinon, c'est le souk hahaha, nos commerciaux parlent en euros, pas en chameaux". Je me dis que Moussa, qui bosse à côté de moi, doit être sacrément désespéré pour se plier aux contraintes de ce racisme affiché.
En fait, c'est la base, le désespoir. Leur fond de commerce. Leur politique de ressources humaines. Si on est là, c'est qu'on à un loyer à payer et pas de fric de côté. Ils le savent. Alors franchement, pourquoi s'emmerder avec du respect et des conditions de travail décentes quand derrière il y à tout un réservoir de misère financière ou piocher?
REN-TA-BI-LI-TÉ.

Moi je suis la dame du téléphone, et j'ai pas fini d'en chier.

TdT