Chaque jour la même envie pèse : ne
pas aller au taf. Laisser tomber. Ne plus y foutre les pieds. Du jour au
lendemain. Pur plaisir d'intérimaire qui rend la monnaie de sa pièce au
planning délivré après 16h30, la veille pour le lendemain. "Rappelle
dans 10 minutes" s'entend-on dire parfois. On essaye de nous faire
croire que ce n'est pas encore prêt. À croire que c'est une organisation
digne d'une conférence internationale. Envoyer toute cette attente
bouler. Ne plus avoir à prévenir une semaine à l'avance que tel jour
j'ai autre chose à foutre et que je ne serai pas *disponible*. Ne plus
avoir à soutenir les demandes de levée de ces "indispo". Oui, parce que
parfois on vient nous demander d'en lever une. On a besoin de nous. Non
non. J'ai intégré un mensonge: c'est moi qui ai besoin d'un taf. Je suis
"besoiné/e" d'avoir un taf. Refuser d'entendre que c'est mon employeur
qui a besoin de moi est un plaisir pervers de personne contrainte.
Ce
qui me pousse à finalement partir chaque jour, à l'heure, pour
m'installer à l'heure, et commencer à l'heure, c'est évidemment le
besoin créé par le monde extérieur d'avoir du fric. Et plus encore, en
ce qui me concerne, la sécu, le statut donné par le taf. Vivre avec peu
de fric, je sais faire. Donne moi une ceinture, j'y perce des trous pour
la serrer jusqu'à l'asphyxie. Mais les changements de régime, entre
CPAM, CMU, mutuelle etc... Ça... Je ne veux plus. Aller mendier mes
droits, justifier chaque minute de ma vie, chaque euro perçu,
impossible. Soutenir le regard des autres quand on répond à la fatidique
question : "et toi tu fais quoi ?". Je ne peux plus. Avant j'étais
artiste, on me demandait ce que je faisais pour gagner ma vie.
Aujourd'hui je suis intérimaire, on me demande ce que je fais en dehors.
Les gens sont fous et acceptent cette folie, incohérence de
l'injonction à travailler pour vivre et du mal vivre conséquent que trop
ressentent. Flagellation de celui/celle qui se saoule pour se lever le
lendemain, de celui/celle qui gobe des médocs pour s'endormir le soir,
de celui/celle qui bosse trop pour ne plus penser qu'il bosse. Tout le
monde est coupable sauf ceux qui nous imposent tout ça. La critique des
puissants et du système qui les crée et les soutient passe trop souvent
pour une vieille lune démodée. "Il en faut". "Ils l'ont mérité". "C'est
normal qu'il y en ait qui réussissent mieux que d'autres". Acceptation
quasi générale d'un mode de vie qui nous bouffe. Et au bout du bâton
quelques paillettes de carotte lyophilisée, une mauvaise purée sèche qui
continue malgré tout de nous faire vaguement avancer, par habitude. Ne
pas se leurrer, la carotte a bel et bien disparu et le but au final,
c'est qu'on avance en suivant une ficelle vide, le souvenir de la
carotte suffisant. Souvenir d'une retraite, d'une sécu, d'un droit au
chômage, souvenir de salarié/es qui s'achetaient une maison, souvenir de
salarié/es qui pouvaient payer des études à leurs mioches et espérer
que ce serait plus facile pour eux. Souvenirs communs d'un bien tout
aussi commun à reconquérir à défaut d'avoir assez à défendre ?
L.
*avant
d'envoyer ce texte j'ai été parcourir le blog, toujours inquiet/e de
brasser de l'air et de n'avoir rien à dire de pertinent. Et je suis
tombé/e sur un texte oublié, pondu il y a cinq ans, avec les mêmes
doutes, la même conscience de la peur collective qui nous anime, nous
anesthésie aussi. Le chien qui se mord la queue fait du surplace. Voilà
voilà.*