Quand
j’étais petite, j’ai vu mon père sur France 3, parler au micro
de la grève que ses collègues et lui menaient depuis plusieurs
semaines contre la fermeture de l’usine. Je m’en rappelle, la
journaliste était minus et lui immense, elle tenait le micro trop
bas et ma sœur et moi, pas peu fières quand même, on se marrait
parce qu’il devait plier les genoux. Depuis qu’on est mômes, on
regarde nos parents faire grève, rentrer tard à cause des AG,
fabriquer des banderoles. On connaît l’histoire.
En
2009, quand j’ai commencé le travail social, après 6 ans de
galère, d’intérim, de CDD, j’avais déjà bien la haine. Mais à
partir de 2011, j’étais sure que tout ça était derrière moi :
je bossais dans une grande association, en faveur des étrangers,
j’étais en CDI, il y avait plusieurs syndicats, un CHSCT, nickel.
Et
puis, ils ont refait le foyer : un gros projet, plusieurs
millions d’euros avec des partenaires importants, l’État, la
mairie de Paris, l’asso. Le responsable de l’époque nous a
vaguement informées, ma collègue et moi, que nos toilettes allaient
provisoirement être indisponibles. Bonnes poires, on a commencé à
aller au café du coin, en souriant. Sauf que fallait parcourir le
foyer, sortir, traverser la rue et qu’entre temps, il y avait
toujours un résident pour nous choper, liasse de documents CAF à la
main, et la moindre pause-pipi prenait facile 15 minutes.
Des
semaines plus tard, premières infections urinaires à force de se
retenir. Première dizaine de mails (soigneusement conservés)
rédigés chacune son tour, à nos différents responsables, au N +
1, + 2, + 10, + 15. Premières humiliations aussi : on nous
répondait qu’il n’y avait rien à faire, juste attendre la fin
des travaux (dans 18 mois), les chefs plaisantaient que « nous
les filles », on avait une petite vessie – sans penser que
petite ou pas, d’façon, y avait moyen de pisser nulle part.
Alors
y a eu la bassine. La bassine violette, celle qui servait pour la
vaisselle du petit déjeuner. On l’a mise – je ne sais plus
laquelle de nous a eu l’idée – dans le placard attenant au
bureau, entre les boites d’archives. Et on s’est mises à baisser
nos culottes et à faire pipi là, dans le noir – oui, il y avait
pas de lumière non plus, juste le bloc vert de sortie de secours,
tant qu’à faire. Après, on prenait notre bassine, on la vidait
dans l’évier, on la nettoyait, on la remettait à sa place, on
reprenait le boulot, un peu écœurées, toujours humiliées. Mais on
le faisait. Les personnes dont on s’occupait, à qui on trouvait
des colis alimentaires, qu’on aidait à obtenir une couverture
sociale, le renouvellement de leurs papiers, une infirmière ou une
place en hôpital psy, ils avaient d’autres problèmes, du genre
qu’ils ne pouvaient pas résoudre tous seuls.
On
relativisait. On en parlait. On en riait, par dépit. On a vite
compris que nos postes étant subventionnés par l’État, qui avait
craché le budget de l’année en janvier, on n’avait aucun levier
sur l’association. Zéro.
Médiatiser
l’affaire (nos conditions de travail et par extension, les
conditions de vie des résidents du foyer, soumis au bruit incessant
des étages en béton qu’on scie, aux coupures d’eau et
d’électricité de plusieurs jours, à la saleté, la poussière) ?
Impossible, vu les thunes en jeu, la Mairie aurait surement fait
fermer le foyer, dispatché les résidents officiels dans Paris, en
laissant au passage, les sans-papiers et ceux qui ne sont pas sur le
bail à la rue. On ne pouvait pas, décemment.
Faire
grève ? Ils s’en fichent, ils ont déjà encaissé la thune,
qu’on soit à nos postes ou pas, ça ne change rien. Sauf pour les
résidents. Parce que eux, leurs galères, elles continuaient de
tomber, un renouvellement de CMU refusé, un complément de RSA non
versé, un minimum vieillesse en retard, plus rien dans le frigo,
j’ai faim, t’as pas du pain de ce matin qui reste, mon fils
voudrait venir en France pour m’aider parce que je suis vieux, j’y
arrive plus, tu peux faire quelque chose, j’entends des voix, il y
a un mercenaire derrière la porte, il vient la nuit, je deviens fou,
appelle le médecin.
Bien
sûr, on a prévenu toute la terre : l’inspection du travail
(pas dispo, trop de taff, pas assez d’agents), le CHSCT, qui est
venu faire une visite et de gentilles recommandations vaines en CE,
les syndicats mais c’était embêtant vu qu’on n’avait pas
notre carte et puis exercer en foyer, c’est dur, tout le monde le
sait, y a pire que nous dans l’asso, donc bon.
Alors
on restait, on pissait dans la bassine, on mettait des boules Quies
pour travailler – super pratique dans le social – et on en
distribuait aux résidents, on renvoyait des mails, encore, on allait
bosser au café quand il n’y avait plus de courant, on baissait la
tête dans le couloir pour éviter les fils électriques. Tout ça
devenait normal. La routine. Des mois durant.
Finalement,
après avoir souffert d’infections rénales, manqué de
s’électrocuter et surtout après avoir reçu un beau chiotte de
camping – cadeau du boss – à mettre dans le placard d’archives,
on a prévenu la médecine du travail. Elle nous a mises en arrêt
jusqu’au rétablissement de conditions légales. Ca ne changeait
rien pour les résidents : la médecine du locataire immigré,
ça n’existe pas. On est restées chacune chez nous, on passait des
heures au téléphone, on essayait de bosser à distance, de gérer
au moins les urgences. On culpabilisait. On se demandait si on n’en
avait pas fait un peu trop, finalement. S’il ne fallait pas mieux
revenir. Les mails du boss et des collègues, qui nous expliquaient à
quel point les situations de certains résidents étaient critiques,
n’aidaient pas.
Un
jour, un résident, à qui on expliquait qu’il fallait se battre,
se constituer en comité de luttes, faire grève des loyers, aller
manifester au siège, nous a demandé ce qu’on faisait, nous,
exactement. Et pourquoi on venait encore bosser, 9 heures 18 heures,
tous les jours dans cette merde. Pourquoi on ne se mettait pas en
grève. Pourquoi on n’agissait pas, puisqu’on était si malines.
Il avait raison. Mais comment faire quand la grève n’est pas un
moyen de pression sur la hiérarchie ? Quand les seules victimes
de notre lutte ne sont que les personnes qu’on doit justement
aider ? Quand les responsables tirent sur la corde sensible de
l’empathie ? Comptent sur notre engagement auprès des
résidents, notre militantisme, même ? Il avait raison aussi
sur autre chose : comment transmettre aux autres le gout de la
lutte pour l’accès aux droits sans la mener pour nous-mêmes ?
Bonnes questions.