jeudi 7 avril 2016

La Petite PME familiale des luttes

    Ce texte raconte une histoire que plusieurs personnes ont sûrement vécu. Quelques très légers détails et lieux ont été modifiés, d'autres un peu floutés pour des raisons évidentes d’éviter les emmerdements. Toute ressemblance avec des PME de la radicalité que vous auriez croisées dans la vie-vraie ne sera bien-sûr que le pur fruit de votre imagination débordante. 

J'ai traîné quelques années sur les bancs de la fac. D’abord pour une Licence un peu académique où j'ai touché aux sciences humaines, mais finalement je me redirige vers un IUT carrières sociales avec l'envie de faire "dans l'éducation populaire". Pourquoi je parle de tout ça ? Parce que c'est aussi à la fac que je me suis politisé, syndiqué, où j'ai découvert les organisations qui composent ce qu'on va appeler la "gauche radicale", leurs histoires, leurs réseaux, leurs revues. Je me suis mis à tourner dans pas mal de collectifs, avec lesquels se sont organisés des tas de choses : conférences-débats, projections, "tournées". Très vite, les intellectuels de la gauche radicale (profs, chercheurs, journalistes, éditeurs) me sont parus assez accessibles. On leur sert la pince, on leur dit "tu" quand on va les chercher à la gare pour les guider jusqu'au bar ou la maison des associations. On papote, on se rend compte que machin connaît bien truc, qu'il va peut être faire passer un article sur notre lutte dans le numéro de tel canard. Le réseau. Le "milieu". 

Et puis finalement quelques contacts deviennent réguliers et un beau jour, B. te propose carrément de participer à « leur » (son) Journal. "Si t'es intéressé, hein". Bah grave que je suis intéressé. Trop bien. Je vais devenir Jules Vallès. Ou Jack London. Ou Michael Moore, enfin bref, je vais m’agiter du crayon, du clavier, écrire en luttant. 

Cette revue est foisonnante, pleine de fraîcheur, on a envie qu'elle gagne en lecteurs. Pas mal de journalistes s'intéressent à nous, certains de nos papiers donnent lieu à des coups de fils et finissent cités dans le Diplo ou l'Huma. 
Ça démarre à distance car je ne suis pas dans la ville où est produite la revue. Je fais des petits compte-rendus de lecture de bouquins pour la rubrique « à lire », bricole des brèves internationales à partir de googletraduc', je participe à la relecture par mail. En gros la Revue (et la maison d'édition qui y est liée) est animée par B., et deux salarié-es, ainsi qu'une grosse dizaine de "gentils contributeurs" aux profils divers : profs, thésards à rallonge, illustrateurs, journalistes dans d'autres revues, militant-es, retraité-es. Certain-es ont un boulot fixes, d'autres non. Certain-es sont payé-es pour ce qu'ils font d'autres "rétribué-es", d'autres le font juste avec grand plaisir. 
Notre site web est un peu tristounet mais on va le refaire. Je me propose d'y participer. Pour l'instant je ne suis toujours pas payé mais en même temps je n'ai rien osé demander, et je dois dire qu'à ce moment là je ne pense pas le "mériter", mes contributions étant encore ponctuelles (mes papiers servent à boucher les trous, je ne les envoie pas toujours à temps, et dans ce cas ils passent dans le numéro suivant). En fait à ce moment là cette activité je ne la vois pas encore comme un travail : puisque je ne suis pas payé, ça n'est pas un travail pardi ! C'est plus comme du militantisme étendu. Je prend mon pied en plus. Même si pour l'instant beaucoup de choses passent par la liste mail, je sens que j'appartiens à un truc, ça discute, ça bouillonne. 
Et un jour B. me propose de venir en Normandie à la réunion d'été, sorte de retraite où tous-tes les contributeur-s du Journal se retrouvent. On me paye même le billet de train et on me logera sur place. Trop bien. Une petite semaine géniale où on assiste cette fois tous-tes au bouclage en direct. On boit, on discute. B. nous dis de nous servir "open bar" dans les stocks des quelques bouquins qu'on a édité (ça me paraissait énorme, alors qu'en fait ça leur coûtait rien, de ces bouquins ils en restent encore aujourd'hui des cartons dans le local). Je suis ravi et là on discute avec B. de projets. Comme ça a été dit en réunion, il y a besoin d'un peu de renfort à la production du Journal, y compris en "basse-besogne" (enveloppes, logistique). Et en même temps les caisses sont vides. Or il se trouve que je prospectais les possibilités de me rapprocher de chez eux pour justement m'investir plus (je voyais encore ça comme du pur volontariat). Et au cours de l'été je réussi à "décrocher" (ahahaha) un Service civique de 9 mois dans une assoc dans leur ville. 
En gros cette assoc consiste à fournir des ressources à d'autres assocs (étudiantes surtout), les aider à monter leurs projets etc... C'est un travail plutôt intéressant, ça se rapproche des métiers de l'éducation populaire pour lesquels je me suis formé, ça me fait rencontre pas mal de structures différentes. Et pour un truc "associatif", ça m'occupait un temps raisonnable (presque les 35h). Je me suis trouvé une piaule pas chère et contribue un peu plus au Journal. B. est super content. Je file plus de coup de main à la "basse-besogne", j'ai le temps de faire des articles plus conséquents, j'aide aussi à tout ce qui est organisation (B. va présenter le dernier numéro dans telle ou telle ville donc faut lui dégoter des bons plans ou un hôtel pas cher). Agent postal, agent de voyage, correcteur, traducteur, photographe, réceptionniste, cuisinier, on finit par faire un peu de tout. Je parle de ça à mes potes comme d'un truc "super enrichissant". Je vends aussi à la criée le journal sur les marchés, dans les manifs. Les bénefs c'est pour moi, mais ça m'a jamais payé plus qu'un paquet de clope par mois. Mon service civique se termine mais je trouve un autre taff, un CDD à temps partiel dans une assoc de la ville, chapeautée par l'équipe municipale pour faire du culturel. Ça se passe correctement, même si c'est moins intéressant et prend plus de temps que le service civique. Je donne toujours du temps pour "le journal" et c'est toujours sympa. Je suis deffrayé d'un biffeton par-ci par-là et j'ai toujours le droit de me servir dans les bouquins au local, les caisses de bière qui restent des apéros-débats. Je me sens vraiment intégré à l'équipe, je ne suis plus le "petit nouveau", je donne mon avis et gueule même en comité de rédaction (sur des questions politiques, pas le fonctionnement du journal). Le CDD dans l'assoc de la mairie est reconduit pour un an, à temps plein (donc plutôt 45h effectives). Je continue à bosser pour le journal. Maintenant j'appelle ça bosser parce que c'est moins un plaisir au bout de 3 ans de volontariat. Et à la fin de mon deuxième CDD, je découvre Pôle Emploi. J'ai de la chance, je touche un peu d'allocs, et là B. me propose un "deal" : m'embaucher 2 jours par semaine de façon déclarée. Je cumule donc l'ARE et un salaire à temps partiel. Mais je me retrouve assez vite sollicité à temps plein. L'équipe s'est un peu réduite et on est passé en mensuel. B. allonge donc aussi un jour supplémentaire de rémunération "au black" (et en liquide). Je suis donc payé 2 jours par le journal, 1 jour par des billets magiques, 3 jours par Pôle emploi, pour des semaines de boulots qui tirent parfois vers les 6 jours et demi. Je n'ai donc pas l'impression de frauder (moralement). Le Journal continue de gagner en lecteurs (il t'est peut être déjà tombé entre les mains). J'interviens parfois en son nom à la radio locale. On publie des livres et des vidéos d'entretiens sur internet, augmentons notre présence sur les réseaux sociaux. On gagne maigrement plus de thunes, qui servent à un peu mieux payer/"défrayer" chacun-es, mais une fois réparti, ça fait pas des masses et la situation reste fragile, mais l'enthousiasme est là puisque ça marche. C'est la période des élections, on se sent un devoir de faire "bouger les idées à la gauche de la gauche". On fait plein de tables de presses dans des meetings. On est à la "prise de la Bastille" de Mélenchon (sans soutenir forcément le bonhomme mais pour être témoin). Bon souvenirs. Mais épuisement aussi. Cette période a été, à la fois sur le plan militant et "semi-pro" (frontière toujours merdique à définir) assez rude. Quelques déceptions et des embrouilles qui s'infiltrent aussi. Besoin de souffler. B. me fait miroiter de me recommander à une assoc d'éducation populaire dans laquelle il a des contacts pour retrouver un temps-plein mais il ne faut pas que je les lâche on plus. Je suis toujours fier de ce qu'on fait et tiens bon. Et puis là concrètement, mon travail au Journal, c'était devenu mon gagne-pain. Et B. m'apparaissait chaque jour plus chiant, plus manipulateur, plus décideur. Toujours pour la bonne cause (il avait souvent raison en plus, quand il insistait pour qu'on fasse comme-ci ou comme-ça). J'ai parfois adhéré à son "la fin justifie les moyens". Oui la rédaction du Journal ne déclare pas tout le travail effectué, souvent gratuit alors qu'elle titre en Une contre la fraude fiscale. Mais pour la cause. Oui elle fait trimer le dimanche matin quand elle titre contre le Travail du dimanche (on en faisait une blague en plus). Oui on dénonce la précarité étudiante tout en ne payant pas nos stagiaires. Un jour j'ai dit en rigolant que je devrais peut être me syndiquer, mais pas à la CGT puisque c'était trop des copains de B. Il a rigolé mais d'un air pincé. Ça commençait un peu à dériver donc j'envisageais plus sérieusement mon départ "en toute amitié". Le "bon plan" dans l'assoc amie de B. n'a jamais vu le jour et c'est finalement l'amoûûûr qui m'a fait tourner la page : la rencontre de ma chérie, qui bossait dans le sud où je l'ai rejoint. 
J'ai continué plusieurs mois à filer quelques articles ("envoyé spécial dans le sud") parce que ce Journal, c'était quand même moi, et des amis. J'ai trouvé un boulot dans un truc pas vraiment militant, plus institutionnel, mais toujours étiqueté éduc-pop'. 

Et c'est en faisant ce boulot très social-démocrate que je me suis rendu compte que c'était "normal" de ne pas bosser plus de 37-38h (parce que bon...) quand tu es censé en faire 35. Que c'était bien d'avoir un salaire complètement déclaré qui permettait qu'une partie soit versée en cotisations à la Sécu. Que c'était génial d'avoir ses dimanches à soi. D'avoir accès à des formations. De poser ses vacances quand on le voulait. Et que... ça n'empêchait pas de militer tout en étant un peu "fier" de son boulot. 
Je tire un bilan compliqué de ces années à bosser pour le Journal : du très bon, du moins bon. De l’enthousiasme et de la fatigue. 
Mais au final, je me dis que je me suis bien fait exploité comme un larbin, et que j'ai du mal à le reconnaître parce que j'ai l'impression d'avoir été demandeur. Je pense que c'est le cas de beaucoup de travailleurs-euses dans le social, l'associatif, le militant : ton enthousiasme fait un peu de toi un pigeon, tu n'arrives pas à voir ton patron comme un patron (bah non il est de gauche !), tu n'arrives pas à distinguer "la cause" du turbin. 

 Mais ce qui me fait prendre la plume (le clavier) aujourd’hui, c’est parce que j’ai constaté que non seulement j’ai été exploité, mais qu’en plus mon exploiteur en a vraiment tiré un profit concret. 
Aujourd'hui, il a sorti un gros bouquin qui a son petit succès dans le monde de la gauche-de-la-gauche-de-la... Tournée de dédicaces (il m'a envoyé un petit mail quand il passait dans ma ville), couverture élogieuse de la presse (alter et moins alter), invitations dans des bourses du Travail et des cafés militants pour conspuer le grand Capital. 
Alors oui, il n'est pas devenu riche comme Dassault, mais son succès, sa reconnaissance et ses (petits) euros, il les a grâce à la petite sphère qui s'est montée autours de "son" Journal. Ce réseau que nos petites mains (stagiaires, journalistes, volontaires "défrayés", salarié-es précaires) ont monté dans l'ombre. Nos dimanche matin et nos mardis de 23h, nos séances de mise sous plis, nos plantages d'ordis. Et aujourd'hui tout ça n’apparaît plus. Disparu. Ou plutôt non : ca-pi-ta-li-sé. Car oui, B., tu n'est qu'un capitaliste de la révolte.

jeudi 25 février 2016

La mousseline de carotte

Chaque jour la même envie pèse : ne pas aller au taf. Laisser tomber. Ne plus y foutre les pieds. Du jour au lendemain. Pur plaisir d'intérimaire qui rend la monnaie de sa pièce au planning délivré après 16h30, la veille pour le lendemain. "Rappelle dans 10 minutes" s'entend-on dire parfois. On essaye de nous faire croire que ce n'est pas encore prêt. À croire que c'est une organisation digne d'une conférence internationale. Envoyer toute cette attente bouler. Ne plus avoir à prévenir une semaine à l'avance que tel jour j'ai autre chose à foutre et que je ne serai pas *disponible*. Ne plus avoir à soutenir les demandes de levée de ces "indispo". Oui, parce que parfois on vient nous demander d'en lever une. On a besoin de nous. Non non. J'ai intégré un mensonge: c'est moi qui ai besoin d'un taf. Je suis "besoiné/e" d'avoir un taf. Refuser d'entendre que c'est mon employeur qui a besoin de moi est un plaisir pervers de personne contrainte.

Ce qui me pousse à finalement partir chaque jour, à l'heure, pour m'installer à l'heure, et commencer à l'heure, c'est évidemment le besoin créé par le monde extérieur d'avoir du fric. Et plus encore, en ce qui me concerne, la sécu, le statut donné par le taf. Vivre avec peu de fric, je sais faire. Donne moi une ceinture, j'y perce des trous pour la serrer jusqu'à l'asphyxie. Mais les changements de régime, entre CPAM, CMU, mutuelle etc... Ça... Je ne veux plus. Aller mendier mes droits, justifier chaque minute de ma vie, chaque euro perçu, impossible. Soutenir le regard des autres quand on répond à la fatidique question : "et toi tu fais quoi ?". Je ne peux plus. Avant j'étais artiste, on me demandait ce que je faisais pour gagner ma vie. Aujourd'hui je suis intérimaire, on me demande ce que je fais en dehors. Les gens sont fous et acceptent cette folie, incohérence de l'injonction à travailler pour vivre et du mal vivre conséquent que trop ressentent. Flagellation de celui/celle qui se saoule pour se lever le lendemain, de celui/celle qui gobe des médocs pour s'endormir le soir, de celui/celle qui bosse trop pour ne plus penser qu'il bosse. Tout le monde est coupable sauf ceux qui nous imposent tout ça. La critique des puissants et du système qui les crée et les soutient passe trop souvent pour une vieille lune démodée. "Il en faut". "Ils l'ont mérité". "C'est normal qu'il y en ait qui réussissent mieux que d'autres". Acceptation quasi générale d'un mode de vie qui nous bouffe. Et au bout du bâton quelques paillettes de carotte lyophilisée, une mauvaise purée sèche qui continue malgré tout de nous faire vaguement avancer, par habitude. Ne pas se leurrer, la carotte a bel et bien disparu et le but au final, c'est qu'on avance en suivant une ficelle vide, le souvenir de la carotte suffisant. Souvenir d'une retraite, d'une sécu, d'un droit au chômage, souvenir de salarié/es qui s'achetaient une maison, souvenir de salarié/es qui pouvaient payer des études à leurs mioches et espérer que ce serait plus facile pour eux. Souvenirs communs d'un bien tout aussi commun à reconquérir à défaut d'avoir assez à défendre ?

L.

*avant d'envoyer ce texte j'ai été parcourir le blog, toujours inquiet/e de brasser de l'air et de n'avoir rien à dire de pertinent. Et je suis tombé/e sur un texte oublié, pondu il y a cinq ans, avec les mêmes doutes, la même conscience de la peur collective qui nous anime, nous anesthésie aussi. Le chien qui se mord la queue fait du surplace. Voilà voilà.*