L'usine, tu voudrais n'avoir jamais y aller. Par contre il te faudra toujours trouver un moyen d'y rentrer.
Entrée à l'usine
Il n'y a pas le choix. Le moyen le plus sûr d'entrer à l'usine c'est de passer par une agence Intérim. Que ce soit pour enchaîner les missions, ou viser une embauche à long terme. Je suis boucher de formation. Quand je me présente en agence Intérim, on me place automatiquement comme désosseur/pareur. Tu dois savoir faire les deux. Désosser, c'est à dire planter le couteau dans les carcasses d'animaux fraîchement abattues pour détacher la viande des os qui la tiennent. Parer, c'est à dire enlever de la viande les couches de gras en trop qui la rendraient invendable.
Se rendre à l'usine n'est jamais simple. Les usines sont loin de la ville. Ça permet aux patrons d'être plus libres pour dégueulasser le coin, et du coup, le rendre moins cher pour y foutre encore plus d'usines. En plus, c'est toi qui paye la différence en transports. C'est dire si ça les arrange ! D'autant qu'en trois-huit, du matin ou de nuit, les transports sont rares. Quand tu n'as pas de voiture, comme beaucoup d'intérimaires, il te faut trouver quelqu'un pour te trimballer, et c'est rarement gratuit.
Passage aux vestiaires
Une fois arrivé à l'usine, dernière clope et passage obligé par les vestiaires pour enfiler la tenue réglementaire. Dans mon cas : blouse intégrale, bottes, charlotte, masque chirurgical, gilet de froid, gants en coton, un gant en cotte de maille, un tablier en cotte de maille sur lequel on noue enfin, un tablier de boucher. Comme tu l'imagines, c'est long à enfiler. Et du coup, ça t'oblige à rester suffisamment longtemps dans les vestiaires pour devoir se confronter aux autres ouvriers.
En tant qu'intérimaire, il vaut mieux se faire discret et se mélanger négligemment aux autres, comme si de rien n'était. Même si on se connaît pour être venus dans la même voiture, il faut éviter de se parler et ne trahir cette omerta ni vis à vis de tes autres collègues intérimaires, ni vis à vis des salariés de l'usine. Si on sait que tu es intérimaire, les salariés peuvent carrément te mener la vie dure.
Il faut comprendre que du point de vue d'un salarié, un intérimaire, c'est la personne qui réduit des postes ouverts en CDI, à de simples contrats temporaires. Un intérimaire, c'est aussi la personne qu'on va mettre, sous le nez du salarié, sur le poste qu'il convoite quand son collègue est absent. L'intérimaire, lui volant ainsi chaque occasion d'enfin faire ses preuves sur le poste convoité. C'est cette dernière situation, qu'en tant qu'intérimaire, tu souhaites fort lâchement, à tout prix éviter. Surtout dans un atelier, où chacun tient son propre couteau à la main.
Un troisième groupe fait bande à part dans les vestiaires. Ils ont parfois leur propre tenue, voir leurs propres outils. Il se différencient donc facilement des autres ouvriers. Ce sont les tâcherons. Ils parlent forts. Quand ce n'est pas de grosses voitures, ce sera de maisons, de vacances ou d'achats qui te semblent, à toi, totalement inaccessibles. Les intérimaires et les salariés ne les aiment en général pas beaucoup. Au départ, j'ai cru à de la jalousie mal placée. Mais une fois dans l'atelier, tu comprends vite pourquoi.
Sur la chaîne
L'atelier ressemble à un assemblage de tapis roulants et de tables de découpe en polyéthylène blanc, entamé par les coups de couteaux. En début de travail, c'est propre, tout est blanc et froid. On ne sent que les relents de cigarettes qui se mélangent aux émanations de produits de nettoyage chlorés. Tout est encore silencieux, jusqu'à ce que la chaîne se mette en marche bruyamment et que la viande déboule sur les tapis roulants.
Comme tout est organisé par lignes de production, la mise en marche s'effectue dans un ordre bien précis.
Désosser est la tâche qui s'effectue en premier sur la chaîne de transformation des carcasses qui sortent tout juste des frigos. Des carcasses évidemment raidies par le froid. C'est le plus physique. Il faut tourner et retourner le morceau d'un bras et se concasser le poignet de l'autre. L'autre bras, c'est celui qui tient le couteau. Il doit suivre le contour des os pour en détacher la viande. Selon l'animal et le morceau, on désosse directement sur un tapis roulant, chacun effectuant sa partie du désossage juste avant l'ouvrier suivant. Sinon, pour les plus gros morceaux, le désossage s'effectue individuellement sur de grandes tables de découpe.
Que ce soit sur des tables de découpe ou sur le tapis roulant, il faut tenir une certaine cadence. Sur table individuelle, c'est la hauteur d'empilement des caisses de viande, gras et os que tu as remplies qui servent à évaluer ton rendement. Sur tapis roulant, c'est un petit chef, ou pire, tes collègues, qui te poussent à tenir la cadence. Je t'explique pourquoi.
Prenons en exemple une chaîne de désossage de longes de porc (le rôti qui finit dans ton supermarché). Le chef d'atelier t'alloue un mètre de tapis roulant, cinquante centimètres à ta gauche, cinquante centimètres à ta droite. La vitesse de défilement des longes est incroyable. Le désossage doit se faire suffisamment vite, pour que tu aies fini avant de te retrouver à suivre la longe sur le tapis et empiéter sur l'espace de ton voisin qui te fait suite dans la chaîne. Les gusses apprécient rarement que tu manipules ton couteau sous leur pif en essayant de rattraper ton retard et te le font vite comprendre. Une marmule exaltée par la cadence et armée d'un couteau, qui te remet en place, en gueulant d'un air énervé «C'EST LA DERNIÈRE FOIS QUE TU ME FAIS ÇA !», ça impressionne et t' oblige du coup à tenir la cadence infernale.
C'est là que ça devient amusant. Tu le découvres plus tard, mais l'ouvrier qui te suit dans la chaîne et te menace, sera le plus souvent un tâcheron, sinon un irrécupérable con.
Le tâcheron
Il faut savoir que le tâcheron, comme son nom l'indique, est payé à la tâche. Cette tâche à réaliser est définie par un contrat de mission. Ici dans la viande, le contrat de mission précise un prix unitaire pour chaque pièce de viande produite et un «lot» minimum de pièces de viande à produire sur la durée du «chantier». Du coup, et c'est surtout ça qu'il faut retenir, chaque pièce produite en plus du minimum attendu lui sera payée au prix unitaire fixé. Cela sous-entend que le tâcheron voit chaque pièce produite en plus comme un «bonus» à la rémunération minimale qu'il attend de son «chantier».
En résumé, plus le tâcheron produit au cours d'une journée, plus il est payé. Et donc, comme son nom ne l'indique cette fois pas, en plus d'être payé à la tâche il est surtout payé à la pièce. Tu te souviens de l'expression «On est pas à la pièce !» ben ça vient de là. Le tâcheron c'est celui qui pousse les autres à aller toujours plus vite pour faire un maximum de volume et donc de thune sur ton dos.
Un fantasme, une rumeur urbaine on dira, veut que ce type de rémunération ait disparu parce que rendue illégale depuis longtemps. C'est loin d'être le cas. En particulier dans l'industrie de la viande, où il y aurait environ 5 % de tâcherons quand il y aurait en très gros 15 % d'intérimaires. À comprendre que ces deux chiffres s'appliquent à l'usine entière, où tout le monde n'est pas ouvrier (en gros un tiers ne l'est pas) et encore moins posté en atelier de transformation. Du coup dans l'atelier lui-même, le pourcentage d'intérimaires et de tâcherons est nettement plus élevé. J'ai vu des ateliers où il y avait pas loin de la moitié en salariés, l'autre moitié en intérimaires et tâcherons.
Le tâcheron n'est donc pas un simple intérimaire qui au lieu de recevoir un salaire, serait payé à la pièce. Son statut n'est pas régi par le droit du travail, mais par le droit des affaires. C'est assez dingue, mais le code du travail ne s'applique donc pas à un tâcheron.
Le tâcheron est un entrepreneur auquel l'usine fait appel pour une prestation de service déterminée par son contrat de mission. Il n'est même pas soumis au fameux devoir de subordination du salarié et de l'intérimaire qui les oblige à obéir au doigt et à l'œil à n'importe quel petit chef. Il est son propre chef sur son propre chantier, mais dans la même entreprise que les autres.
Du coup, dans notre cas, c'est ce qu'il est : un petit chef supplémentaire. Les chefs d'atelier et de ligne le savent bien et en profitent. Dès que possible, la répartition sur la chaîne, suit le motif : un salarié, un intérimaire, un tâcheron et à nouveau un salarié, un intérimaire, un tâcheron, etc. L'idée étant que le salarié, ce fainéant bon à rien, soit obligé d'être entraîné par la cadence de l'intérimaire fraîchement débarqué et motivé, lui-même entraîné par les menaces du tâcheron qui le pousse à augmenter son volume de viande produite. La répartition peut se faire différemment, au niveau de tout un atelier. Les salariés et intérimaires seront placés en début et les tâcherons en fin de chaîne. Dans ce dernier cas, les tâcherons qui ne reçoivent pas leur volume de viande assez rapidement n'hésitent pas à hurler assez fort pour se faire entendre de tout l'atelier pour que les autres se magnent le cul. Le tout, souvent encouragé juste après, par les différents chefs de lignes ou d'atelier.
Tu commences à comprendre à quoi servent insidieusement les tâcherons sur une chaîne de production. Bien qu'ils coûtent nettement plus cher à l'entreprise qu'un salarié ou qu'un intérimaire (on parle d'un coût pour l'entreprise pouvant aller jusqu'au double de celui d'un salarié), par leur motivation à produire un maximum, ils poussent les autres à suivre leur cadence sur la chaîne de production en créant un flou qui autorise les entreprises à se défaire de leur devoir de respect du code du travail. Ils laissent s'établir d'elle-même la main mise des tâcherons sur le reste des ouvriers de l'atelier.
Un autre avantage pour le patron (déjà nettement moins pour les tâcherons) est de pouvoir placer des tâcherons sur les postes les plus dangereux qu'aucun salarié ou intérimaire ne serait tenu d'accepter. Dans la viande ce seront souvent les tâches faisant suite à l'abattage, qui sont encore pires que les étapes de transformation en atelier. Aussi hallucinant que cela puisse paraître, l'entreprise n'est pas tenue d'assurer la sécurité du tâcheron. Elle ne sera même pas tenue responsable en cas d'accident et l'accident ne sera évidemment pas couvert d'une quelconque manière par l'entreprise. Ce dernier point, fait que le tâcheronnat sert également de réserve de main d'œuvre facilement exploitable, qui sera tenue d'accepter n'importe quelle condition de travail, sous peine de non-reconduite du contrat de mission. D'un point de vue général on peut aussi dire qu'il aide à faire baisser les normes de sécurité de l'usine.
Quand, en plus, on sait qu'il est possible de se déclarer auto-entrepreneur et de proposer ses services en tant que tâcheron à n'importe quelle entreprise. Il est facile d'imaginer l'avenir que peut avoir à la fois l'auto-entrepreneuriat et le tâcheronnat dans l'industrie de la viande et évidemment les autres. C'est à dire qu'au lieu de disparaître comme la rumeur a voulu le laisser croire, le tâcheronnat risque au contraire de devenir de plus en plus courant.
Ma source principale pour les chiffres, les termes techniques et légaux est :
Célérier Sylvie, « Le salariat dans la chair » Ambivalences du tâcheronnat dans les industries de viande de volaille, in Patrick Cingolani , Un travail sans limites ? ERES « Clinique du travail», 2012 p. 81-100. DOI : 10.3917/eres.cingo.2012.01.0081
Il y a malheureusement très peu d'autres sources à ce sujet et beaucoup de «on-dit» c'est pourquoi je tenais à publier ce texte.