Il
est 2h25 - Et je sais ce qui va se passer, dans cinq minutes.
Il
est 2h30 - Et le réveil sonne, Et mes tripes me disent « merde ». Je
l’éteins pour pas la réveiller, car je sais ce qui va se passer,
dans 5 minutes.
Il
est 2h42 - Je ne suis pas tout à fait medium… Mais je sens une
main me farfouiller et une voix qui me glisse, à
l’oreille « réveille toi Hank…l’Amérique n’attend
pas. »Elle sait que ça me fait sourire. Elle peut me voir
sourire dans la nuit. C’est sa manière a elle de souligner le
truc, la douleur, le ridicule du truc…. J’étais son Buckowski qui
allait au turbin… Comme dans ses nouvelles… Merde vous avez vu la
gueule de ce type… Il écrit comme il transpire, et je suis pas
saoul…
Il
est 2h53 - J’ai déjà mangé, a cette heure la on mange vite. Je
rêve d’un jus de fruits des iles du pacifique, ou les filles sont
belles et leurs jupes d’herbes vertes.
Il
est 3h05 - Je suis habillé conventionnellement ; polo violet
carrauchercl, pantalon noir et polaire carrauchercl, et ces putains
de chaussures de sécurité. Des chaussures de haftling… Bien deux
pointures en dessous, bien deux kilos chacune, tendre comme un coup
de trique. J’ai demandé et on me les changera lorsque j’aurais
signé mon CDI…Je le signerai rien que pour ça.
Il
est 3h07-Je la regarde une dernière fois, elle dort, belle, nue, sur
le coté, une jambe pliée qui sort du drap, un sein qui pointe par
dessous. Elle est belle, tout ça pourrait être plus facile.
Il
est 3h08 - Je m’en vais, un peu triste, un peu amoureux.
Je
suis employé libre service, un employé libre à servir à tout. Je
travaille à carrauchercl. J’embauche à 4 heures du matin 5 jours
sur 7, je mets des fromages en rayon, des petits, des gros, bien
alignés, aux jolies couleurs d’herbes factices , de montagnes en
carton, au premier rang desquels des moines joufflus, des bergères
girondes, des chèvres, des vaches (et quoi d’autre encore...) vous
invite à mordre goulument dedans. Et salement. Après les avoir payé
6, 10 fois le prix que carrauchercl les achète.
Il
est 3h45 - J’arrive. Il me faut attendre 3h55 pour rentrer dans le
magasin en lui même. La sécurité n’ouvre les portes que de 3h55
a 4h05.si tu arrives a 4h06, il te faut attendre 4h55 pour rentrer.
Si tu arrives à 3h45, tu grilles deux cigarettes.
Il
est 4h06 - Aujourd’hui livraison. Sur le tableau Velléda de mon
service, le nombre de colis que Kevin et moi devrons mettre en
rayon. 975. Commande ni grosse ni petite. Kevin, c’est mon binôme,
le type qui bosse tout les matins avec moi. C'est le genre de type
qui a tout compris. Il peut me faire rire de sa lucidité bien nette
sous ses yeux endormis. Je crois que je l’aime plus qu’un petit
peu.
Il
est 4h10 - Même les jours de livraison, on commence par reremplir le
rayon qui marche le mieux, celui du gruyère. Avez-vous déjà
remarqué la manière dont tous les produits sont parfaitement rangés
et alignés dans un rayon ? C’est la technique marketing dites
du façing. Quand c’est bien présenté, propre, tu achètes plus
et mieux. Maintenant essaye de bien agencer des dizaines de sachets
de gruyères au format aléatoires (500gr, 350gr, 250 gr..) en les
empilant, ou debout en les solidarisant les uns aux autres,
proprement, rapidement, stupidement. Même les grecs n’imaginèrent
pas meilleur supplice dans leurs enfers.
Il
est 4h59 - Kevin arrive. Il me balance un ‘escroc’ sonore que je me
sais destiné en guise de bonjour. Le genre de type qui a tout
compris. Ensuite, il me parle porno asiatique.
Il
est 5h42 - Deux palettes de livraison sont déjà pliées, il en
reste... Putain j’m’en fous... Mes doigts gelés me font mal.
Ces putains de vitrine frigorifique, ou tu ranges ce putain de
fromages a la con, bin c’est de la merde mec ! Quand il faut
que tu ailles chercher le tout dernier fromage qui pue resté tout au
fond, pour le replacer devant ceux de la livraison (autre technique
marketing dites du roulement, rapport aux dates de consommation), et
bien les fines barrettes retenant les étagères t’arrachent ta
fine couche de peau reliant le doigts a l’ongle ! Chierie ! La
merde ! Kevin me dit toujours « t’as pas la peau assez
dure pour ce boulot petit ». Et il sait de quoi il parle, ses
doigts sont comme les oreilles de ces rugbymens.
Il
est 6h15 - Pour nous détendre à nous, les employés libre service, la
direction nous branche sur wit FM de 4h a 8h. En 4h de temps on doit
entendre 10 chansons différentes… Toujours les mêmes… Que je
n’aime pas d’ailleurs, mais qui ont parfaitement leurs places
entre la lessive, le fromage, et le saucisson. Cette musique trop
forte, nulle, que l’on entend mais que l’on n’écoute pas, me
rend fou. Putain... Y’a rien a quoi se raccrocher ?
Vraiment ? À penser ? Quelque chose de beaux et d’unique ?
Qui ne se répète pas, qui ne se ressemble pas ? Une prairie du
Montana en automne... Une plage des Landes sous l’orage…
Non.
J’ouvre
le carton, m’abime les doigts, je fais le roulement, met en place
les nouveaux fromages, m’abime les doigts, fait le façing ;
m’abime les doigts, casse le carton, prend un autre carton, et
j’ouvre le nouveau carton, m’abime les doigts, fais le roulement
m’abime les doigts... Il est 6h16, je ferme les yeux et je la vois,
elle.
Il
est 7h00 - J’ai sommeil. Un bon soleil pointe dehors, une fine brume,
cette humidité de la nuit, s’évapore légèrement dans un soupir
de plaisir. Il fait beau et les oiseaux chantent comme pour le
premier matin du monde. Mais ou je suis, sous la lumière blafardes
des rayons , ce n’est pas le monde, et Rihanna hurle sa tristesse
de caniveau dans mes oreilles , mais elle ne trouve pas mon
cerveau, car il est parti actuellement… Ça fait bien une demi heure
que l’on ne se parle pas avec Kevin. Je sais à qui il pense lui
pour tenir. À quelqu’un de beaux et d’unique, comme une plage des
landes en été ou une verte prairie du Montana. A quelqu’un de
nouveaux, sa fille de neufs ans.
Il
est 7h45 - Et voila mon moment préféré car je deviens à ce moment là
tout intérieur. Les chefs de rayons qui ont embauché un quart
d’heure plus tôt descendent pour inspecter le travail. Quand
arrive notre tour a Kevin et moi, je dis bonjour, si j’avais un
calot, je l’ôterai, je dois paraitre soumis. Ils inspectent, ils
sont deux, moches, hideux et mal fagotés. Leurs haleines sentent le
café et la clope du matin…J’ai toujours pris leurs relent de
matinée tranquille pour un affront sauvage quand ils viennent te
souffler au visage les manques dans ton travail, que tu as commencé
à 4h du matin lorsqu’ils dormaient encore. C’est à ce moment la
que je les tue comme des porcs, pour que Kevin et sa fille mangent
les croissants ensemble. Mon moment préféré, tout intérieur. JE
SUIS UN JUSTE HÉROS.
Il
est 8h00 - La musique s’arrête, enfin la musique... Le magasin
ouvre dans une demi-heure, c’est l’heure de la pause, mais
aujourd’hui, c’est mardi ; tous les employés libres du
secteur frais liquide et autre sont réunis dans un large endroit ou
le grand chef a moustache, le big boss, le patron, nous congratule.
Il annonce les chiffres de la semaine des différends secteurs ;
Congelé ;
600000 euros ; très bonne semaine,
lait/œufs ;
40000 euros, en progression
Yaourt ;
750000 évolution liée au tract promotionnel de la semaine
précédente…
Bla
bla bla... Quelle honte… La paie des gens dans la salle sur une année
ne couvre pas ces sommes. Ce discours et déplacé, suis-je le seul
que cela mettent mal à l’aise ? En colère ? Mes yeux
balayent la salle en guise d’une réaction similaire, je vois Kevin
et je comprends. Il est fatigué. 35 ans le Kevin. Dont 15 à se
lever a 2h du mat et dormir la journée. Un working class heros qui
ramène trois sous de la seul manière qu’il pense connaitre pour
une partie de lui même qu’il a jeté dans le monde. Une fille
qui dans cinq ans lui pourrira la gueule dans un langage qu’il
ne comprendra pas, dans 15 ans se mettra a la colle avec un guignol
qu’il n’aimera pas, après avoir laissé tomber ses études, et
dans 30 ans ne lui adressera plus la parole. De toute manière,
lorsque l’on se lève a 2h du mat, que l’on dort la journée
pendant 15, 20ans on arrive rarement a la retraite, dans 30 ans. Je
devrais vous parler de Bernard maintenant… C’est
alors que je pense, que c’est pour ces gens la que jésus c’est
sacrifié. Pour moi aussi certainement… Je lui en demandais pas
tant… Et d’ailleurs le referait-il aujourd’hui ? Nous
sommes des poules pondeuses de batterie. Humany woomany mon cul. Les
hommes qui ne dorment pas n’en sont plus.
Il
est 8h15 - C’est la pause, la cigarette fraiche comme une pluie
matinale de printemps ! Et c’est à ce moment la que Kevin m’annonce
que le mot travail vient du latin tripallium, objet de torture
notoire. Tri-palle. Bin merde. Je suis étonné. De son érudition
hein, pas de l’origine.
Il
est 8h30 - Ouverture. Je finis les palettes qui restent, les clients
déambulent, nous demande des renseignements qui nous font perdre
notre temps, mais surtout qu’ils pourrait trouver seul en
réfléchissant, seulement ils sont la pour acheter alors…
Kevin,
lui, contrôle les dates. La règle veut que nous retirions tout
produit dont la date limite de consommation (D.L.C) soit inférieure ou
égale à une semaine. En clair aujourd’hui nous somme le premier
novembre, tout produit trouver en rayon daté du 2 au 7 novembre est
considéré comme impropre a la consommation et bénnés, mis a la
poubelle. On jette. Parfois on stick a moins 50 pour cent, mais soyons
sérieux, la majorité du temps c’est direction poubelles… Une
fois dans ces même poubelles, j’ai vu des poissons entiers mort
pour rien, qui nagent dans la merde et le cloaque. Comme a Verdun,
mort pour rien. Mais c’est ça le boulot aussi alors bon…
Il
est 9h00 - Fatigue. Grisement. Ennui. J’ouvre le carton, m’abime
les doigts, je fais le roulement, met en place les nouveaux fromages,
m’abime les doigts, fait le façing ; m’abime les doigts,
casse le carton, prend un autre carton, et j’ouvre le carton,
m’abime les doigts, fais le roulement m’abime les doigts. Plus
que deux heures.
Il
est 10h00 - Fatigue. Grisement. Ennui. J’ouvre le carton, m’abime
les doigts, je fais le roulement, met en place les nouveaux fromages,
m’abime les doigts, fait le façing ; m’abime les doigts,
casse le carton, prend un autre carton, et j’ouvre le carton,
m’abime les doigts, fais le roulement m’abime les doigts. Plus
qu’une heure.
A
11h05 je suis dehors, le soleil me brûle, je suis un vampire, je dors
le jours. Je suis fatigué, Kevin sourit en me disant au revoir. Il
est beau quand il est libre. Moi moins car je pense à demain.
Toujours pareil. Je décide de rentrer à pied, le long de la
Garonne. Elle je la laisse couler. Je suis vraiment fatigué, je
réfléchis en boucle, à tripallium, la torture, et à une phrase de
Buckowski « faut savoir oublier quand t’es un
homme »… Bien… Avant de monter chez moi j’achète une
bouteille de porto, je la bois sur le trottoir. La, j’ai la paix
des chiens. Fatigue.
A
12h30 je suis là, je pousse la porte et je la voie avec un t-shirt a
moi qui lui arrive mi-cuisse, fait ressortir son ptit pétard… Elle
est de dos, fait cuire un truc en chantant… Une chanson d’antan…
Que je pensais, enfant, inventé par ma mère pour les lents
dimanches matins. Elle est blonde comme les blés d’été dans les
champs. Multipliée à l’ infini ; elle envahit toute la salle
où je viens de rentrer, bien éméché. Elle me noie, alors je
pleure. Elle se retourne, me voit, n’arrête pas de chanter.
Puisque ce joli moment dure longtemps, elle s’approche de moi
pendant des heures en chantant, donnant vie à d’ancien rires, à
d’anciens jeux d’enfants d’autres dimanches , que je croyais
perdus… Je pleure... Je suis bien pété. Elle me prend la bouteille,
bois puis m’enlace.
Demain,
lorsque je serai fatigué, décérébré, automatisé, réduit a ma
basique fonction de bras, pour me souvenir que je suis un homme, je
repenserai a cet instant.
Oui,
tout ça pourrait être plus facile.
ipsofacto