« Qui c'est qui répond au téléphone ? »
Je pense que c'est la phrase que j'ai entendue le plus souvent durant les deux ans et des poussières que j'ai passés dans cette entreprise de merde. C'était le patron qui se demandait, quand il entendait le téléphone sonner plus de deux fois, pourquoi je n'étais pas à mon poste. L'idée que j'aille pisser, que je fasse autre chose, ou même, soyons fous, que je prenne des pauses durant la journée de travail le dépassait totalement. Pourtant, il aurait pu comprendre, vu qu'il se pointait au boulot 2 heures par jour, quand l'envie lui prenait. Le temps de faire signer trois papelards, de faire deux remarques désagréables, et de demande au mécanicien de concevoir des structures en profilé qui soient « sexy ». Non, je déconne pas.
Bien sûr, en étant secrétaire, y a pas que le patron qui m'a fait chier. Les livreurs qui font des remarques sur mon décolleté – ou son absence – et les collègues qui pensent que c'est drôle de dire que ça fait secrétaire cochonne quand tu mets des lunettes parce que t'as mal aux yeux, c'était mon lot quotidien. Mais il paraît qu'il faut le prendre avec le sourire, et avec la douceur qui va de soi quand on est une femme, une vraie, avec un vrai boulot de bonne femme. Secrétaire, un métier tranquille où t'as le cul posé sur une chaise. C'est sûr, de ce point de vue c'était plus reposant que quand je faisais du ménage chez des vieux et que j'aidais occasionnellement les infirmières à changer les couches XXL. De beaux métiers de femme.
Nerveusement, c'était une autre affaire. Passée la période d'essai, j'ai commencé à répondre « merde ». Pas au figuré. Je disais vraiment merde à mes collègues, ou « les remarques misogynes ça va comme ça » au boss. Je sais pas pourquoi, l'ambiance est vite devenue tendue. Enfin, j'avais quelques collègues avec qui je me marrais, heureusement : ceux en bas de l'échelle comme moi, celui qui vissait les boulons, celui qui poussait les cartons. On était les prolos, les pas ingénieurs, les pas commerciaux. Et même si malgré tout, l'ambiance était pas trop mauvaise entre salariés, cette différence, elle était bien là. Ne serait-ce que parce que dès que le patron avait un pet de travers, c'est sur nous qu'il se défoulait. Et on sait bien qu'une femme qui répond, ça va avoir des ennuis. La directrice de l'école primaire me l'assénait déjà : « Baisse les yeux quand je te parle ».
« Qui c'est qui répond au téléphone ? » « Ta sœur. »
Bon, ça, je crois pas lui avoir déjà dit en face, par contre. J'avais un loyer à payer, et déjà au bout de quelques mois j'étais menacée de me faire virer pour insubordination juste parce que je me permettais de citer les conventions collectives, alors tu penses. En tous cas, c'est sûr que c'était pas sa femme qui répondait au téléphone. Parce qu'elle était, elle non plus, quasiment jamais là, même si son salaire était trois fois supérieur au mien. Et même si on essayait de me refiler son boulot. Ben voyons ! Déjà que je faisais en sorte de pas trop faire le mien, j'allais pas me cogner la compta. Moi qui ne portait jamais de chaussures à talons, j'avais fini par en acheter juste pour pouvoir surplomber ce pauvre petit connard de patron. Ca le foutait mal à l'aise, et ça me ravissait. Les petits plaisirs mesquins.
Cela dit, on a beau être joueuse, plusieurs mois de harcèlement moral, de remarques sur sa gueule, d'agressions quand on va pisser, tout ça pour le SMIC, ça finit par taper sur le moral. C'est sûr, il y a des boulots pire que secrétaire. Physiquement, c'est tranquillou. Faut juste pas trop se rendre compte que finalement, t'es payée à faire les trucs de merde, certes administratifs, mais les trucs de merde jugés trop crétins pour les gens plus importants. C'est pas le patron ou les ingénieurs qui vont se faire chier à réserver leur hôtel, à répondre au téléphone, à nettoyer la cafetière, à courir à la poste pour que la réponse à l'appel d'offre parte à temps parce que le commercial a fini son truc à la bourre. T'es un peu boniche, un peu infirmière, un peu maman. Avec le sourire, s'il te plaît, parce que t'es Le Visage de l'Entreprise. Faut faire joli. Vise un peu la gueule de l'entreprise, mon pote : blasée.
Les derniers mois, j'avais passé la vitesse supérieure du sabotage. Je planquais des binouzes dans mes tiroirs, que je commençais à boire à 14h les bons jours, plus tôt dans les mauvais. Je jetais des trucs, je donnais le numéro de portable des patrons aux pénibles et aux fournisseurs pas payés, je pétais le matériel. Je suis pas une infirmière, je suis pas une maman, je suis pas ta sœur et si je l'étais je te collerais des baignes. « Qui c'est qui répond au téléphone ? » Ben je sais pas, mais pas moi, connard. Quand il a quelqu'un dans le pif comme il m'avait moi, en général, il les pousse à la démission. Mais comme je suis une tête de con, j'ai réussi à tenir bon pour pouvoir négocier mon départ de manière à toucher les assédics. Fallait-il vraiment qu'il en ait marre de ma gueule.
C'était quand même une maigre compensation. Parce que toi, qui lis ça, tu te dis sûrement que j'exagère, qu'en plus, j'étais une mauvaise secrétaire donc que c'est un peu bien fait pour ma gueule. Si ça se trouve, tu te dis même que je suis une ingrate. Je le sais, parce qu'on me l'a déjà dit. Et puis, quelle opportunité ! Si je persiste, un jour, je pourrais devenir Assistante de Direction ! Je conçois tout à fait qu'on soit contente de remplir l'agenda d'un gros connard cinq jours par semaine. Ce qui me dépasse, c'est que des gens ne conçoivent pas que ça me donne envie de me foutre en l'air. Un petit vernis de confort, c'est sensé être assez pour accepter de faire des tâches de merde et être traitée comme une conne ? Ca sera sans moi. Je retournerai pousser des cartons ou torcher des vieux, plutôt. Au moins, on me demande pas de le faire avec le sourire et des mains manucurées.
Lyrie