Gestation avant
entrée dans la vie active, 19 ans, Session d'Orientation Approfondie
rendue obligatoire par l'ANPE.
- Vous savez bien
faire quelque chose ? On sait tous faire quelque chose !
- J'ai presque un BAC D, je m'y connais en biologie. J'aimerais travailler en contact avec la nature.
- J'ai presque un BAC D, je m'y connais en biologie. J'aimerais travailler en contact avec la nature.
Le stage en
horticulture était sympa. Eux ont trouvé que c'était pas fait pour
moi. Pour être proche de la nature, il leur fallait que je sois plus
réaliste et ouvert au «marché de l'emploi». Les carcasses de
bêtes mortes c'était la nature aussi. Donc la viande ça m'irait
très bien.
Mon arrivée dans le
monde du travail a été longue, deux ans en apprentissage par
alternance.
Je dois être
accueilli à ma sortie par un diplôme de «préparateur en produits
carnés». Ça veut dire «boucher» en termes plus flexibles, pour
que tu puisses aussi et surtout bosser à l'usine.
Tu commences pas
tout de suite par bosser à l'usine évidemment, ce serait trop gros.
Il faut d'abord faire semblant d'apprendre un métier en «boucherie
traditionnelle» payé le tiers d'un SMIC, à faire le boulot de deux
personnes.
Dans une boucherie
traditionnelle, le gros du boulot se fait dans le «labo». Le labo
c'est l'atelier de préparation du boucher d'aujourd'hui. Ça fait
propre à dire, mais ça l'est pas, du tout. Y'a du sang partout, de
l'exsudat et quantité d'autres liquides vivants noyés dans la
sciure. Du gras aussi, beaucoup de gras dur qui colle au sol et
glisse quand tu portes une carcasse de près d'une centaine de kilos
à bout de bras. Des bouts d'os, des crânes entiers et des yeux
vides qui les habitent encore. Mais ce qu'on retient surtout, c'est
le froid. Même si on triche un peu sur les températures pour être
tranquilles. Juste qu'il faut pas le dire ; on te fait
confiance.
Mon labo à moi il
est dans un supermarché. On est loin de la boucherie traditionnelle
attendue. Mais depuis un demi-siècle, la tradition, c'est plutôt
ça.
Faut se lever tôt
pour préparer la bidoche avant l'arrivée des clients. Genre 4h du
mat.
«Ce supermarché
t'as de la chance, un nid de cocos !».
J'ai pas été
approché par un militant en deux ans. À 19 balais, je savais même
pas trop à quoi pouvait servir un syndicat. Moi je voulais juste
avoir de quoi payer mon appart' et de quoi manger mes nouilles et mon
riz. Les syndicats, ça doit encore être des gros cons comme la
dizaine d'ouvriers bouchers chargés de ma garde. D'ailleurs certains
d'entre eux sont syndiqués, ils en parlent à voix basse. Mais comme
ils disent, c'est pas trop pour moi ça, vu que je suis pas un vrai
employé.
Du coup, ça, je
l'ai bien retenu que j'étais pas un vrai employé.
Tous les jours, ma
journée commence en compagnie de deux énormes machines à hacher la
viande en acier inoxydable, rien que pour moi pendant 3 à 4 heures.
Rien que pour moi aussi, cette salle de quelques mètres carrés,
encore plus froide que les autres (autour de 5° normalement), fermée
par d'énormes portes de frigo qui me séparent des autres ouvriers.
Cette salle, je
l'appelle la matrice pour rire. Mais bon en vrai, je crois que la
matrice, c'est juste le nom du moule des machines qui donne sa forme
au steak haché. Rien à voir avec ce film à la con au nom
approchant qui n'existait même pas encore.
Le ventre de mes
machines sert à recevoir à peu près tout ce qui traîne dans le
labo qui puisse ressembler à de la viande. Ce qui n'a pas été
vendu la veille, ce qui commence à verdir dans les rayons, les
restants de porc et les préparations déjà hachées. C'est
formellement interdit. Juste qu'il faut pas le dire ; on te fait
confiance.
Le ventre de mes
machines est tellement volumineux que je pourrais tenir dedans. Au
final, j'ai fini par croire que le ventre de la machine s’appelait
aussi «matrice», par extension. D'autant que mes cours de boucherie
m'ont appris que chez une vache, la matrice, c'était aussi un petit
peu son ventre puisque c'est là qu'y grandissent les veaux. La
matrice c'est l’utérus de la vache. C'est comme ça qu'on me l'a
appris.
Oh, ça c'est beau,
quand les machines turbinent !
Ça sort de la pâte
rougeâtre en boudin qui se transforme en steak hachés qui
atterrissent à la queue leu-leu sur un tapis roulant d'où je les
rattrape au plus vite pour les mettre en barquette avant qu'ils ne
tombent par terre. Bon, s'ils tombent par terre, tu peux les remettre
à passer dans la viande hachée. Juste qu'il faut pas le dire ;
on te fait confiance.
Souvent y'a
tellement de nerfs coincés dans la machine que ce qui sort ressemble
à la chair blanche gonflée et putréfiée de ce chien mort de mes
souvenirs. Du coup, mon travail, c'est plutôt de faire en sorte que
ça reste rougeâtre. Pour ça, il faut démonter régulièrement les
énormes vis sans fin de la machine, plonger le bras entier dans la
viande, retirer les nerfs coincés et la faire repartir.
Mes nerfs à moi on
s'en foutait à vrai dire.
Les ouvriers
entendaient bien, même à travers les énormes portes, que je
tabassais les murs à coup de poings, soliloquais et hurlais comme un
veau qu'on mène à l'abattoir. Mais étant eux-mêmes coutumiers des
veaux et des abattoirs, je n'avais droit qu'à quelques remarques
d'encouragement, comme «dépêche-toi sinon le chef va gueuler».
C'était déjà beaucoup comme soutien. Je les aimais pour ça. Ils
auraient tout aussi bien pu me balancer au chef pour mes caprices.
Mais en fait, si
j’appelle la salle de préparation du steak haché «la matrice»,
c'est surtout parce qu'à la fin des heures passées enfermé seul
dans cet espace exigu, froid, plein du sang qui dégouline de la
gueule des machines, arrive le moment le pire : le nettoyage.
Le nettoyage se fait
au Karcher.
Dans les 5°c de la
salle, les fines gouttelettes d'eau savonneuse et chargée de viande
du Karcher pénètrent la tenue réglementaire et frigorifient le
corps jusqu'aux os.
Le froid ne dure pas
éternellement. Il est peu à peu remplacé par la chaleur de l'eau
du nettoyage de la salle. Cette eau mélangée au froid pulsé par le
système de refroidissement fait que la salle se remplit doucement
d'une brume épaisse et chaude, presque réconfortante, annonçant ma
libération prochaine.
C'est surtout pour
ça que j’appelle cette salle la matrice. Parce que finalement,
c'était le moment le plus supportable de la journée de labeur qui
m'attendait avant que je n'en sois libéré pour un retour brutal
dans le labo avec les autres, dans mes vêtements trempés, dans le
froid soudain, les liquides vivants, le sang et le gras dur, comme la
réalité du travail.