Quand j'ai voulu
commencer des études à la fac, j'ai dû quitter le domicile
familial – trop éloigné. J'avais droit à une bourse, échelon
maximal, et pourtant les loyers étaient si élevés (même en vivant
en couple) que j'ai cherché un job. J'ai eu « de la chance »,
j'ai trouvé rapidement un emploi de caissière (j'aime pas dire
« hôtesse de caisse » et essayer de cacher la misère).
C'était à temps partiel pendant les périodes de cours, et à temps
complet pendant les vacances : j'ai dit oui. J'y ai passé trois
ans tout pile, le temps de terminer ma licence.
Nous étions tous-tes
traité-e-s comme de la merde, étudiants ou pas, et pourtant sur
certains points notre situation était terrible. Combien de mes
collègues (sans qui je n'aurais pas pu tenir, et qui sont de
véritables ami-e-s encore aujourd'hui) ont arrêté leurs études à
cause de ce job, même si ce n'était pas dit clairement, mais parce
qu'ils ont raté leurs partiels à trop bosser, qu'ils ont pris goût
au salaire et ont décidé dé se mettre à temps plein ?
Je bossais tous les
mercredis après-midi, plus le samedi toute la journée. Le magasin
ferme à 22h, et autant dire que nous autres étudiant-e-s sommes
TOUJOURS de fermeture. Les jours où tu pars à 21h30 ou 21h45, tu te
sens hyper privilégié-e, et tes collègues t'envient, c'est dire.
Le samedi, tu arrives à 10h15, car si on veut te faire rester
jusqu'à la fin tu dois avoir une amplitude de 12h. Mais ça, on ne
te le dit pas quand tu arrives, alors parfois on te rajoute 15 ou 30
minutes et tu dis rien. Et un jour, un-e étudiant-e te passe le
tuyau « amplitude » et tu ouvres enfin ta gueule pour
dire que ça va pas. Pour t'exploiter au maximum, on te met entre
1h30 et 2h30 de coupure dans ta journée. Et comme le magasin est
loin de tout, tu y restes, en salle de pause. Pire, tu consommes :
tu achètes tes repas dans le magasin, tu fais tes courses de la
semaine. Tu réinjectes ton maigre salaire dans l'entreprise, comme
un-e con-ne. Mais pour tenir, tu as les primes : 13ème mois,
participation, etc. Quelques miettes. Les bons d'achat offerts à
Noël ? Seulement utilisables dans cette enseigne. Ils ont
oublié d'être cons.
Et il y a les problèmes
physiques, aussi. En trois ans, j'ai eu une seule visite médicale.
Plus d'un an après mon arrivée, ce qui apparemment n'était pas
très normal. J'avais lu quelque part le poids qu'on soulève tous
les jours derrière une caisse, et c'était effarant. Un jour, la
Sécu (qui doit en avoir marre de casquer pour nos douleurs) a pondu
un texte pour nous interdire de manipuler les trucs de + de 8 kilos.
Sauf que les kilos, ça va vite : un pack de 6 bouteilles d'eau
d'un litre et demi, c'est déjà mort. Et les client-e-s qui veulent
pas du tout t'aider, qui posent leurs trucs lourds sur le tapis, et
qui refusent de les enlever quand tu leurs montres l'écriteau. Et
puis, on en fait quoi des trucs de 6 ou 7 kilos (voire 7,9 kilos si
je veux être relou) ? Aujourd'hui encore, j'ai des douleurs
dans le dos et les épaules, et je vois un kiné. Comment font celles
et ceux qui y sont depuis 10 ans, 20 ans ou plus ? On a un quota
d'articles à la minute, c'était 21 à l'époque pour moi (contre
40/45 pour le discount), et les chiffres de chacun sont affichés
chaque jour à la caisse centrale – si tu es dessous, ton nom est
surligné et on te rappelle vite à l'ordre si tu oses continuer sur
cette voie.
Heureusement, il y a les
vacances. Mais, et c'est là toute la blague de mon ancienne chef, tu
n'as pas le droit de poser tes congés pendant les vacances
scolaires/étudiantes. Oui oui. Donc tu dois poser tes congés
PENDANT que tu as cours, et poser une semaine entière, ce qui fait
qu'en fait tu as seulement UN week-end de libre. Quand j'ai voulu
poser une semaine en juillet pour aller à un festival, j'ai dû
démissionner, car on ne me l'acceptait pas. « Les mamans sont
prioritaires sur les vacances scolaires », nous, on peut
crever. Le reste du temps, dès qu'il y a un jour férié ou un
dimanche travaillé, tu es réquisitionné-e, tu n'as pas le choix.
Et comment ne pas parler
du gaspillage hallucinant de la bouffe ? Des client-e-s qui
changent d'avis et laissent des articles frais dans des rayons
chauds, voire devant ta caisse ? Parfois je bossais à la
« casse », là où on jette tout ce qui est resté au
chaud trop longtemps. Tu vois l'ampleur de tout ce qu'on perd, chaque
jour, et qui pourrait nourrir tous les employés. Mais non, poubelle,
ou alors associations pour ce qui n'est pas trop abîmé.
Pour résumer, je
n'aurais jamais pu tenir le coup sans le soutien de mes collègues.
Nous étions si proches que les responsables ne nous mettaient plus à
côté en caisse, de peur qu'on parle trop et qu'on ne s'occupe pas
assez des client-e-s. Vous voyez, j'ai écrit tout ce texte presque
sans râler contre ces derniers, et pourtant il y en a des relou-e-s,
mais c'est tellement rien à côté des conditions de travail qui
nous sont imposées par « ceux et celles d'en-haut ».
Ceux et celles qui, quand on est en pénurie de personnel, viennent
en caisse pour aider et n'y connaissent rien, te demandent comment on
fait. Vers la fin de mon contrat (ou bien avant?), je partais au
travail la boule au ventre, je pleurais en rentrant chez moi. Mon
dernier jour a été une délivrance, et pourtant je partais le cœur
lourd de laisser mes ami-e-s dans cette misère.
luxinlisbon