Certains grandissent avec
l’idée que, quand on est jeune, il faut en « profiter », pour voyager,
vivre, respirer, grandir, s’amuser. Les meilleures années de ta vie,
ils te disent. J’ai grandi avec l’idée que, quand on est jeune, il faut
en « profiter » pour travailler au maximum. « Tant que tu as la
santé », me répète ma famille, tant que tu as la santé, tu travailles,
tu travailles comme tu peux. J’imagine que c’est l’empreinte des
migrations qu’ils portent sur les épaules : l’insertion par le travail,
la fierté de « ne pas être des assistés », l’orgueil de l’indépendance
malgré les obstacles – j’imagine.
Partant de ce principe, dès que j’ai pu, j’ai toujours travaillé. Les
premiers jobs, comme pour beaucoup, avec des copines : on emballe les
cadeaux dans une boutique pour Noël, on gagne cent euros et des
clopinettes, mais putain, c’est TON argent, tu sautilles partout, tu
comprends cette fierté, tu comprends quelque part que le TRAVAIL c’est
l’achat de ta liberté, tu es contente. T’as même pas dix-sept ans et
t’es contente de ces clopinettes, tu offres trois cadeaux achetés avec
TON argent, t’en peux plus de joie.
J’ai toujours travaillé, comme dans : dès que j’ai un moment de libre, hop, au boulot. Les étés, j’ai fait une croix dessus, c’est travail. Les vacances de Noël sont les seules que je me « garde », pour réviser les examens – sauf si une mission d’intérim se propose. Je me rappelle de cette année où je n’ai eu en douze mois que quatre jours pour souffler. Les vacances c’est quand le rythme de la fac (les TD, les séminaires obligatoires) me contraint à ne pas travailler. Les vacances, c’est la fac – et l’exaltation de discuter, échanger, s’enrichir, se nourrir de l’intérieur, se grandir.
Pendant un temps, j’ai voulu mettre de côté ce fric gagné les étés, mais à quoi bon : je mesure à quel point je n’ai jamais le temps de faire ce voyage que j’attends depuis des années. Alors je fatigue, lasse, j’achète des livres et autres conneries. Après je culpabilise. Je travaille à nouveau. Il faut travailler tant qu’on est jeune, dit ma famille. Ma famille qui me taquine parce que c’est pas possible d’avoir mal au dos à vingt-quatre ans, je dois faire quelque chose de mal. Je me tiens mal. Mon sac est trop lourd. Je devrais lire moins. Je dois lire dans une meilleure position. Je dois arrêter de lire. Je dois garder mon corps en bon état pour le travail. Parce qu’il faut travailler tant qu’on a la santé, et ne pas perdre la santé pour pouvoir travailler, me disent-ils.
Et ils disent pas ça méchamment : ils ont connu la faim, l’angoisse de n’avoir que du riz pendant des mois, l’économie du sucre et du café. Alors que moi je peux jeter, j’en ai trop parfois. Société d’abondance. Je ne sais pas quoi leur répondre. J’ai mal au dos comme ma tante de soixante ans qui s’est tuée à la tâche toute sa vie. J’ai des courbatures qui ne partent jamais comme ma mère de cinquante ans qui s’est tuée à la tâche toute sa vie. Je suis épuisée comme ma grand-mère de soixante-quinze ans qui s’est tuée à la tâche toute sa vie. Comme si mon corps avait hérité de ces fatigues, comme si j’avais pas pu trouver la mienne propre, comme si je n’avais aucun chemin à tracer par moi-même, comme si tout était déjà décidé. Il faut que je travaille.
Alors je travaille, j’ai toujours travaillé, je ne sais pas ce que c’est, l’inactivité, les vacances. Une année, épuisée, je me suis autorisée deux semaines off après les examens de juin, je suis partie une semaine au soleil breton, j’ai batifolé dans l’eau, j’ai laissé crever mon téléphone portable, mes mails, mes réseaux sociaux, j’ai respiré l’air, j’ai pris des photos, je me suis sentie vivante. Retour à la réalité : la vie, ce ne sont pas les échappatoires. Maintenant, faut s’y remettre. Trouver du travail, travailler, l’apnée permanente. Quand les profs te répètent « il faut se reposer le week-end », ils n’imaginent pas à quel point c’est le cas, sauf quand tu travailles aussi le week-end.
Le stade où tu cumules trois jobs d’un coup. Où tout se barre en vrille, tu ne contrôles plus rien, tu es trop fatiguée, tu es à bout. Et cette culpabilité : tu es jeune, tu dois travailler, tu as la santé, on te l’a toujours répété. Alors tu te lèves et tu travailles. Tu arrêtes un peu la fac. Tu ralentis un peu les sorties. Tu ne vois plus personnes. Tu cumules deux, trois jobs d’un seul coup. Certains intéressants, d’autres qui te tuent. Mais tu vois dans le regard de ta famille qu’ils sont fiers de toi, tu prends la relève avec brio, ils te félicitent d’être « dure au mal », de ne pas te laisser aller, de ne pas t’écouter. Tu prends ces compliments avec le sourire, à l’intérieur tu crèves un peu plus. Le médecin te demande si tout va bien : tu es comme Harry face à Dumbledore, avec le Polynectar dans les toilettes de Mimi Geignarde : tu réponds que Tout va bien, tu sais que tu mens, tu sais que l’autre n’est pas dupe, mais tu réponds que Tout va bien parce que tu as vingt-quatre ans, tu as la « chance » de pouvoir travailler, d’être en bonne santé (puisque tu es jeune), alors tout va bien, non ?
Tu crèves de l’intérieur, mais l’intérieur c’est pas grave, l’important c’est ton corps, la machine : la machine qui range des livres, la machine qui nettoie la vaisselle, la machine qui conduit, la machine qui fume, la machine qui boit, la machine qui sourit, la machine qui se rend présentable pour le service public, la machine qui attend que quelqu’un quelque part réalise qu’elle est rouillée et bonne à jeter. La machine.
Et les autres remarques : « Quand est-ce que tu commences à travailler pour de vrai ? » T’en crèves un peu plus : si tout ça c’est pas pour de vrai, comment ce sera, le « vrai » ? A quel rythme tu vas crever, pour de « vrai » ? Tu ne peux pas pleurer, tu es jeune, tu n’as vécu aucun traumatisme intéressant. Tu ne peux pas pleurer, sauf sous la douche, dans la voiture, sur le balcon. Tu évites de trop le faire, pleurer ouvre les vannes d’une machine cassée et tu ne peux pas te le permettre. Tu dois travailler, garder ton corps en bon état pour travailler.
« Quand est-ce que tu finis enfin tes études pour faire un vrai travail ? Tu dois payer nos retraites, tu sais ! » Tu t’enterres de l’intérieur, tu as la pression : tu dois arrêter ce qui te rend vivante, tu le sais, un jour tout ça prendra fin, tu ne feras que te lever pour aller travailler, te reposer pour pouvoir mieux travailler, développer ta vitesse, ta productivité, ton esprit d’entreprise. Tu vas offrir ton corps à ton travail, c’est comme ça que tu as été élevée. Le corps pour le travail, mince et beau pour le regard des hommes – on t’a dit. Et tu échoues sur toute la ligne. Tu as vingt-quatre ans, de l’eczéma qui fleurit de partout, de l’angoisse qui t’empêche de dormir, des médicaments qui ne te font plus tenir, et l’impression dure d’une cage que tu ne pourras jamais faire exploser. Vingt-quatre ans et aucune possibilité que ça aille mieux : ce ne sera que pire. La petite voix en toi qui te répète qu’être si fatiguée si jeune c’est juste de la faiblesse, que tu n’es qu’une petite merde.
J’ai compris que mes rêves de boulot qui me plairait, je pouvais les enterrer. De toute façon, je n’ai même ni le temps ni l’énergie de chercher, de me donner les moyens de : et ça n’arrivera pas sur un plateau d’argent, je ne mérite même plus quoi que ce soit, me dis-je. Les petits boulots à vie, je ne vois plus que ça, l’horizon un peu obscurci, un peu brouillon, c’est un peu le bordel, mais tu te dis que souffrir, c’est un peu se sentir vivante, aussi. « Ce qui nous procure le sentiment d’être véritablement vivant, c’est justement la souffrance, la souffrance que nous cherchons à dépasser. », lis-je de Murakami. Je suis formidablement vivante, c’est une bonne nouvelle, j’imagine.
On me disait : choisis un métier, apprends-le, fais-le correctement, choisis ton bureau, choisis où tu crèveras le mieux. Pendant ce temps, je prenais la liberté de respirer en allant à la fac, en lisant, en m’ouvrant. Je pensais, en tout cas, que je faisais ça. Il suffit que les cours soient un peu plus chiants que d’habitude, que la fac ne soit plus cet exutoire, et tout d’un coup : tu crèves de partout. Il n’y a plus d’échappatoire. Tout devient contrainte, travail. Tu as mal au dos en permanence, tu laisses pourrir. Tu espères avoir un jour un peu trop mal, jusqu’à l’arrêt de travail signé par ton médecin qui t’autoriserait enfin à respirer et à vivre. Tu as déjà une pile de livres à lire pour ce jour-là. Sauf que face au médecin tu répètes que Tout va bien. On t’a appris à ne pas écouter ton corps. On t’a appris que tant que tu tenais debout tu pouvais travailler. On t’a appris à ne jamais te plaindre. Alors, tu ne te plains pas. Tu constates : tu as vingt-quatre ans et tu te sens condamnée. Mais c’est pas grave, tu peux encore travailler. C’est ce que tu te répètes chaque matin.
Stéphanie
Texte initialement publié sur Les Vitamines du Bonheur